Repenser l'anthropologie de la douleur


L'approche anthropologique de la douleur fait référence à l'homme à la fois sous le rapport de sa nature individuelle et de son existence collective, sociale et culturelle, ainsi que son évolution dans le temps et dans l'espace. La douleur qui est considérée comme un symptôme éminemment subjectif ne peut s'analyser et être prise en charge en dehors de son contexte à la fois psychologique et social.

Un premier colloque francophone " Repenser la douleur " avait eu lieu à Montréal en 2008 (1). Lors d'un  second colloque, organisé par Pierre Beaulieu, en 2010, à Limoges, une des sessions était consacrée à l'anthropologie de la douleur, et il m'est apparu souhaitable de revisiter cette approche en marquant les limites des paradigmes classiques, ethnologiques et notamment religieux. L'anthropologie n'est pas une science statique dont on fait des musées, fussent ils extraordinaires comme celui de Mexico, mais elle correspond à l'évolution dynamique de l'espèce humaine. Les paradigmes classiques de l'anthropologie de la douleur sont issus d'un besoin inné qui est de donner un sens à la douleur. Comme l'a écrit Albert Camus : " L'homme est un animal qui veut du sens ". Tout est venu d'une erreur d'interprétation au départ : la souffrance a un sens, ce qui à mon sens constitue un contre sens. Le médecin cherche à comprendre le comment et le malade le pourquoi. Les philosophies, stoïcisme, épicurisme, et les religions en ont fait leur miel de la plus lointaine antiquité jusqu'à ce jour.

La médecine, et plus spécifiquement la neurobiologie, a fait des progrès considérables dans la compréhension de la physiologie, de la biochimie et plus récemment de la génétique de la douleur. Peu à peu, on assiste au décryptage de la transmission et de la modulation de la douleur, passant au fur et à mesure de l'intégration dans les structures du système nerveux, de la nociception à la douleur et à la souffrance. Les psychologues et les psychanalystes en démontent les composantes, tandis que les anthropologues s'appliquent à rechercher les facteurs socioculturels qui vont en influencer la perception et l'expression.

Parmi les facteurs les plus classiques figurent les caractéristiques ethnologiques qui ont fait l'objet de nombreuses publications, telles que le classique travail de Zborowski (2), mais dont Byron Good (3) souligne les dangers. Au rang de ses critiques figure l'anachronisme qui en fait une conception obsolète, dépassée, faite de stéréotypes, de caricatures ethniques de faible valeur interprétative, constituant un véritable cul-de-sac méthodologique et conceptuel, restant à un niveau superficiel de compréhension, voire d'alimenter un racisme latent. Schopenhauer n'y résiste pas lorsqu'il analyse les comportements face à la douleur en fonction des caractères des différents peuples. A coté de sa misogynie, sa misanthropie lui inspire des propos haineux qui n'épargnent aucun peuple. Ceci n'est pas de l'anthropologie, comme aurait dit Magritte à propos d'une pipe.

Dans son livre fondateur de l'anthropologie de la douleur, David Le Breton (4) écrit : " La douleur ne se laisse pas emprisonner dans la chair, elle implique un homme souffrant. Elle rappelle que les modalités physiques de la relation de l'homme au monde prennent corps au sein du lien social, c'est-à-dire au cœur de la dimension symbolique ". La représentation symbolique de la douleur, et corrélativement l'efficacité des traitements à forte charge symbolique, comme celle des chamans, sorciers et charlatans, recule peu à peu devant la modernité mais reste fortement ancrée dans l'inconscient collectif de nombreuses collectivités, de nombreux peuples. Si l'on se risque à un parallèle avec l'histoire de l'art, on constate que l'art du moyen-âge et de la Renaissance est totalement voué au symbole, véritable outil pédagogique notamment de la religion. Avec l'art moderne, en particulier l'apparition de l'art abstrait, le symbole disparaît au profit du signifiant en dehors même de toute représentation figurative.
Prométhée enchainé. Nicolas Sébastien Adam
Source : Wikipédia


Dans la mythologie la douleur apparaît liée à la connaissance. Prométhée, qui a dérobé le feu des dieux pour le donner aux hommes, sera puni par la douleur infligée par un aigle lui dévorant chaque jour les entrailles. Chaque religion confère à la douleur une signification conforme à sa doctrine. Dans la Bible, le malheur est la conséquence d'une rupture entre l'homme et le divin. La douleur est le signe d'une faute, d'un péché qu'il faut expier. 


Adam et Eve ayant désobéi à Dieu seront chassés du paradis terrestre et la femme enfantera dans la souffrance. On la retranscrira même dans la justice humaine avec la loi du Talion. Aussi quand Job, le juste, souffre, il ne comprend pas : " Mais qu'est ce que j'ai pu faire au Bon Dieu pour mériter cela?  ". La souffrance est au cœur de la métaphysique des religions orientales, en particulier du bouddhisme. Elle est inscrite dans le karma, résultat de mauvaises actions dans une vie antérieure : " ce que vous semez, vous le récolterez. "
Adam et Eve chassés du jardin d'Eden. Jérôme Bosch.


Dans la roue de l'existence que fait tourner Yama, le dieu de la mort, les hommes ne sortiront du cycle des réincarnations pour rejoindre Bouddha dans le Nirvana que s'ils atteignent l'illumination  par le renoncement, la méditation et la compassion. La pensée chrétienne considère la souffrance soit comme une purification, une rédemption, une expiation de ses fautes qu'il s'agisse des supplices de l'Inquisition ou des damnés de l'enfer, soit comme une participation aux souffrances du Christ, voulue dans l'ascèse et la mortification, subie, mais acceptée, dans le martyr. L'Islam considère la douleur comme une prédestination: " c'était écrit ", mais ce n'est pas une fatalité et rien n'empêche de la combattre. Ces conceptions religieuses de la douleur sont loin d'avoir disparues, qu'elles restent présentes ou resurgissent de l'inconscient individuel ou collectif de milliards d'êtres humains.
Roue de l'existence.
Cliquez pour agrandir l'image
De la nociception à la souffrance.
Schéma : Philippe Scherpereel.
Une distinction est faite classiquement entre douleur et souffrance, fondée sur l'intégration de la sensation en vécu par l'être dans son contexte d'histoire personnelle, de vie sociale et culturelle. Dans la plupart des langues des mots différents s'attachent à ce contenu. La douleur est dans la lignée du soma, de l'espace et du corps, quand la souffrance évoque la psyché, la durée, la temporalité et l'âme et l'esprit. Le passage de la douleur à la souffrance implique une prise de conscience croissante. La logique culturelle de la biomédecine occidentale est profondément enracinée dans une série de dichotomie: corps et âme, corps et esprit,  physiologique et psychologique, subjectif et objectif, réel et irréel, naturel et artificiel. 
Le dualisme cartésien est dénué de tout fondement, en particulier dans le domaine de la douleur où seule une approche globale de l'individu dans son environnement est aujourd'hui concevable. Que la souffrance ne puisse pas se résoudre à une approche diagnostique et thérapeutique purement somatique est une évidence, cependant on ne peut accepter la conception dualiste qui distingue le corps et l'âme, l'organique et le psychologique, débouchant sur un partage du travail confiant le corps aux médecins et l'esprit aux psychologues et aux psychanalystes. Une approche anthropologique de la douleur ne peut être que globale. Elle est complexe comme l'ont montré Fabrega et Tyma (5). Elle fait intervenir neurobiologie, herméneutique, médecine psychosomatique, épistémologie. Elle est modulée par des processus hormonaux, affectifs, conceptuels et influencée par les catégories culturelles et les relations sociales. Chacun de ces éléments, pris individuellement, n'a de valeur que d'analyse et doit être resitué dans son contexte.

L'évolution de l'anthropologie se fait dans le temps, au fil de l'histoire, l'espace, suivant les pays, les cultures, les croyances, les religions, la société, le rang social, la profession, la médecine d'hier et d'aujourd'hui. Les philosophes, qui sont à la fois les guides et les révélateurs de la société de leur époque, influencent directement par leurs écrits et leurs prises de position l'évolution de l'anthropologie de la douleur. Les nouvelles approches de l'anthropologie de la douleur impliquent de prendre en compte le passage d'une médecine du corps a une médecine de l'homme. La prise de conscience de la nécessité de traiter la douleur a fait redécouvrir les vertus de la médecine humaniste, redonnant à la clinique, à la relation médecin-malade une importance que les excès de la para clinique avaient fait oublier. Byron Good a introduit une notion importante à la compréhension de l'anthropologie moderne de la douleur, qui est le désalignement du corps, de l'identité (le soi) et de la société. Le soi est menacé de dissolution or c'est à travers sa corporalité que l'individu expérimente la vie et qu'il construit l'entièreté de son rapport au monde. Le soi et le corps ne font qu'un. La douleur n'est pas une force étrangère que l'individu a du mal à contrôler mais l'ennemi de l'intérieur. Lorsque pour un individu, son esprit, son corps et son identité ne forment plus un tout indivisible, la douleur surgit comme une déchirure, qu'elle soit le fait du corps ou de l'esprit. La perte des valeurs de référence, des repères, qu'apportaient les religions constitue un non sens absolu, une absurdité engendrée par l'inutilité. La chronicité souvent désespérante de la douleur, l'inefficacité de certains traitements conduisent à un rendez vous manqué du réalignement entre le corps, le soi et la société.

La société moderne qui marque la douleur de son empreinte a subi une énorme transformation des valeurs et des rapports sociaux. L'acceptation de la douleur comme une punition ou une fatalité est le plus souvent récusée. La douleur est parfois vécue comme un scandale, notamment comme la ressentait Dostoïevski concernant les enfants. L'évolution récente des droits du malade, des devoirs des soignants n'est pas encore totalement assimilée qu'elle marque déjà les caractéristiques anthropologiques de la douleur. Dans les années 1990, la croyance se répand que l'on peut faire disparaître la douleur. C'est l'époque euphorique de " l'hôpital sans douleur ", " la douleur n'est pas une fatalité ", repris en chœur par les médias et les responsables de la santé. La réalité est malheureusement toute autre mais cela a marqué les esprits. La même société qui ne veut plus voir la douleur, ne veut plus voir la mort dont on espère reculer l'échéance et que l'on rejette dans les hôpitaux et les funérariums.

L'homme qui voulait du sens est désorienté. Les médecins qui devaient supprimer les douleurs restent souvent impuissants, la  protection sociale se délite, la famille, le couple changent profondément et la religion n'est plus là pour offrir le réconfort qu'elle apportait autrefois. La société multiculturelle, multiraciale rends obsolète les catégories de l'anthropologie ethnologique. Il est urgent de proposer un humanisme nouveau à nos contemporains pour leur éviter de se rabattre sur des ersatz, la drogue, les gourous, les sectes, pour traiter leurs douleurs physiques et morales.
Ce nouvel humanisme dont il faut nourrir la société se doit d'être lucide, sans être désespéré, et considérer avec Emmanuel Levinas que " la souffrance est un état qui caractérise un être fini, limité. Or la mort, c'est la finitude. Et c'est certainement parce que nous sommes finis que nous souffrons. ". Mais l'homme c'est aussi la recherche de l'infini dans la finitude, une soif inextinguible de l'infini.
Le triomphe de la mort.
Peter Brueghel

Source : Wikipedia

Références bibliographiques


1- BEAULIEU Pierre.  Repenser la douleur, Les Presses de l'Université de Montréal, 2008 pp 208

2- ZBOROWSKI M.,  Cultural components in response to pain. Journal of Social Issues, 1952;8:16-31

3- DEL VECCHIO GOOD M.J., BRODWIN P.E., GOOD B., KLEINMAN A. Pain as human experience: an anthropological perspective. University of California Press, 2010 pp 214

4- LE BRETON D., Anthropologie de la douleur, Métaillé Ed. Paris 2006 pp 240

5- FABREGA H., TYMA S. Language and cultural influence in the description of pain. British Journal of Medical Psychology 1976; 49: 349-371


© 2011-2023. Tous droits réservés. Philippe Scherpereel.http://www.philippe-scherpereel.fr