Au delà de la science : la reconstruction


" Je voudrais que chaque image soit le commencement d'une image invisible "
Lettre de Gibran à Mary Hashell
20 octobre 1911

Khalil Gibran.
Source : Wikipedia
Les avancées fulgurantes de la science, au cours du siècle qui vient de s'écouler ont profondément bouleversé la conception que nous pouvons avoir de l'Homme et de l'Univers. La science n'a pas pour autant résolu les questions ontologiques fondamentales, mais est-ce bien là sa vocation ? Paradoxalement plus nos connaissances progressent, moins elles engendrent de certitudes. " More I learn, less I know. " Nous voici revenus au principe socratique : "  La seule chose que je sais est que je ne sais rien. ". Les grandes théories qui ont marqué ce siècle ont introduit des notions de relativité, de probabilité, de limite -sans bord - et érigé en principe l'" incertitude ".

A la rigueur et la logique mathématique ont succédé des notions de complexité et de hasard, d'" indécidable " Aux axiomes, postulats et théorèmes de la géométrie euclidienne ont succédé les approches complexes des géométries non euclidiennes et riemanniennes.
Dans le domaine de la biologie moléculaire, une découverte aussi fondamentale que le décodage du génome humain a pu faire croire que la connaissance de ce qui fait l'être humain était à portée de main. Francis Collin, directeur du Human Genome Project, pouvait dire lors de la publication de la première séquence complète des gênes humains en 2000 : " Je réalise avec humilité et crainte que nous avons saisi les premières bribes de notre propre manuel d'instruction, jusqu'ici connu de Dieu seul. " A l'âge de la post-génomique, ces belles certitudes s'effondrent. Si le génome du chimpanzé ne diffère que de 1,5% de celui de l'homme, correspondant à deux paires de bases d'ADN sur 100, de petites délétions ou insertions, constituent au moins 40 millions de différences élémentaires dont on ignore celles qui ont ou non de l'importance. Sous l'influence de différentes pressions de sélection, les gênes évoluent et permettent la formation de nouvelles structures protéiques. Même si certains gênes se voient rapportés certaines fonctionnalités, comme le gêne FoxP2 pour les capacités de langage, l'évolution humaine n'est pas explicable par quelques mutations génétiques, comme le démontre Michel Morange dans son livre "  Les secrets du vivant ". Une présentation chronologique des événements  moléculaires qui ont accompagné l'évolution humaine n'a pas valeur d'explication. Tout être vivant est un système et toute modification d'une partie du système affecte l'ensemble.  " Un être vivant est un système de systèmes, le résultat de l'emboîtement de systèmes le long  d'une échelle hiérarchique de structures, un ensemble d' intégrons , selon l'expression de François Jacob dans " La logique du vivant ". L'étude du vivant devient de plus en plus complexe en raison d'interactions protéines-protéines, " interactome " d'une cellule ou d'un organisme, imposant une approche multidisciplinaire. Une interprétation nouvelle ne peut venir que de la pluralité des schèmes explicatifs.

" Une chose est à la fois toutes les choses,
Toutes choses ne sont qu'une chose.
Si vous pouvez saisir cela, il est inutile
De vous tourmenter au sujet de la connaissance parfaite. "


Seng Chan - 606 -
Xing Xing Ming

Les philosophes avaient précédé les savants. Le temps des savants a éclipsé celui des philosophes. Comme dans toute éclipse, l'astre caché réapparaît et plus que jamais un surcroît de pensée est nécessaire pour assimiler les prodigieuses avancées de la science. On ne pourra jamais faire dire à la science ce qui ne relève pas d'elle.

La pensée philosophique classique reposait sur une connaissance rudimentaire de l'univers. Les découvertes de la science moderne ont obligé à une première phrase de " déconstruction " au cours de laquelle les savants se sont souvent substitués aux philosophes. Mais l'objet de la science est d'expliquer le comment, pas le pourquoi. L'époque des grandes certitudes était l'époque des grandes illusions. La science allait tout expliquer, on allait tout comprendre. La physique moderne de l'infiniment petit nous a conduit à la notion d'" incertitude ", de l'infiniment grand aux limites sans bord du temps et de l'espace. Ce monde matériel que nous révèle nos sens, que construit notre pensée, devient de moins en moins matériel. La virtualité du temps qu'évoquait Saint Augustin à partir d'un raisonnement simple devient une réalité virtuelle dans les théories scientifiques les plus récentes. Aucune théorie ne peut apporter par elle-même la preuve de sa propre consistance. Il faut donc reconstruire la pensée sur les bases démontrées d'une Science révélant un Univers " incertain ". Dans les merveilles révélées par la science des mécanismes de l'Univers, certains y voient la justification d'un Dieu auquel on attribuait autrefois les merveilles visibles de la nature. Notre connaissance de l'invisible nous y ramène après l'illusion positiviste : " Un peu de Science éloigne de Dieu, mais beaucoup y ramène " écrivait Louis Pasteur. Les découvertes les plus récentes de la physique moderne rejoignent la sphère de l'intuition métaphysique. Avec la physique quantique, la matière, longtemps assimilée au réel, disparaît. Au niveau des particules élémentaires, on ne retrouve plus que des ondes, des énergies dont le comportement est incertain. L'existence d'un ordre, retrouvé par les mathématiques, au sein du chaos, de la complexité croissante de l'entropie évoque une transcendance pour résoudre l'énigme de l'Univers. " Le mystère n'est pas ce que l'on ne peut pas comprendre, mais ce que l'on aura jamais fini de comprendre " disait Saint Augustin. Le mystère n'est pas de l'ordre de la magie : il est de l'ordre d'une intelligence qui progresse sans se suffire à elle-même. Pour le scientifique, la recherche se justifie par l'existence d'un ordre prévalant dans l'univers dont il lui faut découvrir les lois, avec la conviction que " le monde est intelligible ". Pour Laplace il suffisait de découvrir ces lois universelles qui permettaient de prédire les évènements qu'elles déterminaient. La révolution scientifique du XXe siècle a bouleversé nombre de bases philosophiques et conceptuelles en érigeant l'incertitude en principe, condamnant le déterminisme de Laplace. La science moderne a remis en cause profondément les trois dogmes du scientisme : le déterminisme laplacien, par les notions d'imprévisibilité et d'incertitude, le réductionnisme ontologique, considérant qu'il y a plus dans le tout que dans la somme des parties et le réductionnisme méthodologique, avec les notions d'indécidabilité et d'incomplétude apportées par le théorème de Gödel. Dans " Le jeu des possibles ", François Jacob analyse les relations entre sciences " dures " , physique, mathématiques et les mythes et conclue que la démarche scientifique a contribué largement à casser l'idée d'une vérité intangible. " Mythique ou scientifique, la représentation du monde que construit l'homme fait toujours une large part à son imagination. ".  " L'imprévisible est dans la nature même de l'entreprise scientifique…il faut en accepter la part d'imprévu et d'inquiétant. ". La mutation de la rationalité scientifique a entraîné " la fin des certitudes. " La science classique avait ce coté rassurant que conféraient les notions de permanence, stabilité, déterminisme et maîtrise alors que l'émergence de la physique quantique a apporté celles d'incertitude, d'incomplétude, d'indécidabilité et d'imprédictibilité.

La science ne permet pas de valider des concepts de néant, d'infini et d'éternité, créés par l'Homme et attribués à Dieu. Dans la Bible, il est dit : " Et Dieu créa l'Homme à son image ". Les concepts d'immortalité, d'ubiquité, d'omnipotence, d'omniscience peuvent faire penser que c'est l'homme qui créa Dieu à son image. L'homme transpose en Dieu tout ce dont il rêve et qu'il n'aura jamais. Dans l'antiquité, la reconnaissance des divinités se faisait sur les qualités qu'ils représentaient, comme la beauté d'Apollon, l'amour d'Aphrodite ou de l'activité à laquelle ils apportaient leur protection tutélaire, comme la chasse pour Diane ou la guerre pour Mars. Les grandes religions monothéistes ont rassemblé toutes ces qualités en un seul Dieu, transférant au besoin la protection tutélaire sur les saints. Les principales " religions " orientales, Taoïsme, Bouddhisme, Indouisme, qui ne font pas référence au Dieu unique, pantocrator, qui sont plus proches d'une philosophie ou de préceptes moraux, n'échappent pas à ce besoin de protection par des divinités téllurgiques ou cosmiques.
Terriblement limité dans le temps par rapport à l'Histoire de l'Univers, éphémère, il rêve d'immortalité. Limité à la planète Terre et à sa proche banlieue, il imagine un être pour qui l'espace n'a pas de frontières. Faible et ignorant, il imagine en miroir celui qui peut tout et qui sait tout. La vision anthropomorphique de Dieu a servi pour nier son existence. Semblables images anthropomorphiques nous servent à expliquer des notions, pourtant scientifiquement démontrées, comme les " trous noirs " ou les théories les plus avancées, comme la théorie des " cordes ". La contemplation des merveilles de la nature qui enchante les sens peut conduire à l'évocation de Dieu, le Dieu du visible. La connaissance de l'infiniment petit, comme de l'infiniment grand, de l'infiniment complexe, comme le cerveau de l'Homme, incite à penser à un génial concepteur à l'intelligence inouïe, le Dieu de l'invisible. Ce qui est le plus étonnant, disait Teng Meng-lai, c'est l'absence d'étonnement. Comment peut on ne pas s'émerveiller de tout ce qui nous entoure ? L'étonnement philosophique peut mener à Dieu, mais pour le moins à une éthique de l'esthétique. " Depuis la splendeur d'un ciel étoilé jusqu'au moindre brin d'herbe, en passant par l'envol d'un troupeau d'oies ou la course des antilopes…..le spectacle du monde m'étonne toujours " dit François Cheng qui ajoute : " La vraie beauté est un élan qui vient de l'intérieur de l'être. Fondée sur l'unicité des êtres, régie par le principe de vie, elle s'enracine dans le désir. "

La démonstration qu'une nouvelle vision scientifique de l'esprit, fondée sur la neurobiologie, existe " pourrait aider la philosophie à prendre un nouveau départ dans la vie. " Cette démonstration est basée sur trois postulats : il existe un monde réel décrit par les lois de la physique, nous sommes partie intégrante du monde et le résultat d'une évolution, il est possible de construire une science de l'esprit sur des bases biologiques. Pour exprimer les choses autrement : le monde existe, il existait avant l'esprit et continuera après lui, l'idée de finalité n'est pas nécessaire à l'évolution et nous n'avons pas besoin de nous aventurer au delà de la biologie à la recherche d'explications de l'esprit.

Les matérialistes athées pensaient que les progrès de la science allaient permettre d'éliminer une fois pour toute la question de l'existence de Dieu. A l'inverse Thomas d'Aquin espérait démontrer scientifiquement l'existence de Dieu : " Déchiffrer les lois de la nature, c'est se rapprocher de Dieu. " Cependant,  Dieu n'est pas du domaine de la preuve mais de l'interrogation. A Napoléon, émerveillé par les exposés de Laplace, qui lui demandait : " Et que faites vous de Dieu dans tout cela ? ", Laplace répondait : " Sire, je n'ai pas besoin de cette hypothèse. " La science faite pour apporter la connaissance est elle-aussi porteuse d'interrogations. Dans un monde " incertain ", la science n'a de sens que s'il existe une intelligibilité, et la philosophie que si l'existence a un sens. Les plus grands savants et penseurs, comme Einstein, n'éludent pas la question et réfutent le hasard : " Dieu ne joue pas aux dés " disait Einstein. En écho, le poète lui répond par la phrase de Jean Cocteau : " Le hasard c'est la forme que prend Dieu pour passer incognito ". A l'opposé, dans " Le hasard et la nécessité ", Jacques Monod écrivait : " Il faut éviter toute confusion entre les idées suggérées par la science et la science elle-même " et  ailleurs : " Le hasard seul est à la source de toute nouveauté, de toute création ". Il n'y a pas de raison de confier la création du monde au hasard plutôt qu'à Dieu. La complexité et l'ingéniosité des mécanismes physiques et biologiques suggèrent qu'ils aient pu être imaginés et pensés par une intelligence supérieure, mais à aucun moment la science, pas plus que la philosophie ni même la métaphysique, ne peut apporter la preuve de l'existence de Dieu qui ne peut être que du domaine de la foi. L'abîme métaphysique entre l'esprit et le monde extérieur, si infranchissable pour les métaphysiques intuitives immédiates (dualisme cartésien), apparaît moins large pour une métaphysique discursive qui tente de suivre les progrès scientifiques.

Etant une part du problème, nous ne pouvons pas être une part de la solution. A l'issue d'un dialogue entre le philosophe et le scientifique, Jean Guitton écrivait : " De ce voyage au bout de la physique, j'ai la certitude indéfinissable d'avoir frôlé le bord métaphysique du réel ", là où matière et énergie se confondent, là où la pensée devient " incertitude ", l'esprit de l'Homme vacille : " Tout ce que nous connaissons, disait le physicien John Wheeler, trouve son origine dans un océan infini d'énergie qui a l'apparence du néant ". Parvenus à ce stade de la réflexion où la science et la philosophie traditionnelle butent sur leurs limites, même pour les repousser, d'autres modes de pensée sont susceptibles de prendre le relais pour aller plus loin : art, poésie, religion ….. ? " La poésie est le réel absolu " dit Novalis. On peut y voir une dérobade, la prise d'un chemin de traverse pour contourner le mystère, l'inconnu. N'est ce point plutôt une autre approche pour rendre préhensible ce qui est incompréhensible par la seule raison. L'ésotérisme sous ses différentes formes historiques, la kabbale, le soufisme, la gnose chrétienne… est d'abord un regard avant de devenir doctrines qui sombrent dans les pratiques occultes et les dérives sectaires. L'objectif de l'ésotérisme est de réunifier les connaissances présentes dans toutes les traditions philosophiques et religieuses, d'établir l'existence d'un continuum entre toutes les parties de l'univers, visible et invisible, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, de donner la place centrale à l'imagination comme médiation entre l'homme et le monde. Plus que sa perception sensorielle, plus que son intelligence rationnelle, c'est par sa capacité d'abstraction conceptuelle et par son imaginaire que l'être humain peut aborder le réel. Yin, philosophie, intuition. Yang, sciences, observation. Vide médian, être, entre passé et futur, visible et invisible. Equilibre dynamique des forces contraires. Le souffle du Vide médian, émanation du souffle primordial comme le yin et le yang dans le Dao, ce " grand carré qui n'a pas d'angles ", ne peut il formuler sinon une explication, du moins une vision, de ce que pourrait être cet espace virtuel qui constitue le présent, entraînant passé et futur en une créative interaction ? Il évoque l'infini et l'absolu, mais il n'est pas distinct du monde naturel. Nous sommes " au royaume de l'intervalle ", dans "  la vallée où poussent les âmes " comme l'écrit John Keats, cité par François Cheng, là où " en réalité chacun des vivants prends conscience de son unicité et devient par là présence. "

" Vers l'infini ouvert, au-dedans de toi-même. "

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