Le sang : imaginaire et réalités.

LE SANG : IMAGINAIRE ET REALITES
Des excès de la saignée à la transfusion sanguine


Philippe Scherpereel
Professeur d'Anesthésie Réanimation au CHU de Lille


Le lien étroit qui existe entre le sang, la mort et la vie a alimenté l'imaginaire de l'homme depuis la plus haute antiquité. Le sang est à la base de la notion de sacrifice : verser son sang pour ceux qu'on aime, pour la patrie et offrir le sang aux Dieux pour se concilier leur bienveillance. Dans la bible, Yaweh demande à Abraham de lui sacrifier son fils Isaac, ce que dans une autre religion du livre, l'Islam, on retrouve sous les noms d'Allah, d'Ibrahim et d'Ismaël. Un ange arrêtera le bras d'Abraham qui égorgera à la place un bouc dont les cornes s'étaient emmêlées dans un buisson à proximité. La mythologie grecque abonde en sacrifices humains, ce qui faisait dire à Euripide : les sanctuaires des Dieux ruissellent de sang. Les Aztèques, les Mayas et les Incas sacrifiaient des jeunes gens au sommet des temples en arrachant le cœur après avoir ouvert le thorax avec un poignard d'obsidienne pour donner au Soleil la force de réchauffer et d'éclairer le monde. Lors de la commémoration chaque année de l'Achoura, les chiites célèbrent la mort d'Hussein, le petit fils de Mahomet, lors de la bataille de Kerbala en 680, en se flagellant et se tailladant la peau pour se faire saigner. Les vampires vont ressusciter en buvant le sang de leurs victimes, tandis que les jeunes guerriers Masaï vont s'abreuver du sang d'un taureau pour se donner le courage d'affronter un lion.

Citant Pline le Jeune, Jussieu attribue à l'hippopotame l'invention de la saignée, celui-ci se roulant sur des pierres aiguisées pour se faire saigner. En fait la saignée était déjà citée dans le manuscrit d'Ebers au XVIe siècle avant Jésus Christ et les Chinois en faisaient un remède dès les plus anciennes dynasties. Hippocrate, Celse et Galien la pratiquaient comme en témoigne leurs écrits et la représentation sur d'anciennes poteries grecques et son utilisation se poursuivit chez les Romains. Les méthodes de déplétion sanguine comportaient la saignée par incision de veines, phlébotomies, ou d'artères, artériotomies, mais également avec l'usage de scarifications, de ventouses et la pose de sangsues. Les indications retenues pour la saignée étaient multiples : déplétion, pour diminuer la masse sanguine en cas de congestion, tel l'OAP, purification d'éléments viciés, dérivation au contact de processus dangereux, infections, inflammations, traumatismes, révulsion pour stimuler des réactions de l'organisme. La saignée était donc la bonne à tout faire et le restera pendant de nombreux siècles.

Au Moyen-Âge, la saignée fut largement pratiquée, comme en témoignent de nombreuses illustrations, peintures et gravures. A la Renaissance, Paré et Vésale, la pratiquèrent comme de nombreux chirurgiens barbiers et médecins. Le plus ardent propagandiste fut Guy Patin, doyen de la faculté de médecine de Paris qui déclarait : pas de remède au monde qui fit tant de miracles. Les progrès dans la connaissance du sang furent marqués à cette époque par la découverte par William Harvey de la circulation sanguine et par la mise en évidence des globules rouges par Anton van Leeuwenhoek, grâce à la mise au point du microscope. Au grand siècle, la saignée fut très en vogue, pratiquée de façon répétée et souvent abondante, précipitant parfois le trépas des malades. Les publications médicales se multiplièrent comme le Discours de la phlébotomie. Pierre Donis dans son livre Les cours d'opérations de chirurgie démontrées au Jardin Royal écrivait : si on voulait marquer toutes les occasions dans lesquelles il faut saigner, il faudrait faire un catalogue de presque toutes les maladies. Son livre était abondamment illustré notamment du matériel nécessaire à la saignée au bras, lancette, palette à saignée, et des nombreux points de saignée. D'autres ouvrages de l'époque précisèrent techniques et indications, dont le Traité des effets de l'usage de la saignée par François Quesnay.

Le recours à la saignée se poursuivit tout au long du XIXe siècle et une bonne partie du XXe. Certains des médecins les plus renommés de cette époque furent de grands saigneurs. François Broussais n'hésitait pas à faire pratiquer des saignées fréquentes et abondantes, tandis que Jean-Baptiste Bouillaud considérait la saignée comme un traitement de choix des infections et inflammations. Il utilisa très largement la pose se sangsues dont les hôpitaux de Paris durent faire d'importantes commandes. Les praticiens des villes purent s'en procurer dans les pharmacies jusqu'au-delà du milieu du XXe siècle.

La transfusion sanguine apparut beaucoup plus tardivement dans l'Histoire, même si Ovide raconte que Médée aurait tranché la gorge d'Aeson pour faire couler le sang et le remplacer par un sang jeune dans les veines vides. Des tentatives de transfusion auraient été faites par Hérophile et rapportées dans son Traité d'anatomie. Beaucoup d'ouvrages font remonter à1492 la première transfusion interhumaine, date à laquelle les médecins du Pape Innocent VIII lui transfusèrent le sang de trois jeunes hommes qui en moururent suivis quelques jours après par le décès du Pape. En 1667, Johann Elsholtz préconisa des xénotransfusions de sang de brebis ou des transfusions interhumaines de bras à bras. Malgré l'interdiction de pratiquer des transfusions par les Parlements de Paris et de Londres en 1700, Mathias Godfried en pratiquait encore en 1707. Un premier succès fut rapporté dans le Lancet en 1829 par James Blundell pour traiter une hémorragie du postpartum. Il avait sans doute bénéficié d'une chance de tomber sur des sangs compatibles, car la transfusion ne devint plus sûre qu'après la découverte des groupes A,B,0 par Karl Landsteiner en 1900, pour laquelle il recevra le Prix Nobel en 1930. Il poursuivra ses travaux et découvrira en 1940 le Facteur Rhésus avec Alexander Wiener.

Les transfusions au début du siècle se faisaient immédiatement de bras à bras soit directement, soit à l'aide d'un appareil de Curtis à partir de 1911. Un progrès important fut franchi en 1913 par l'invention de la conservation du sang citraté en flacon par le Belge Albert Hustin, permettant la transfusion indirecte juste avant la première guerre mondiale. Dès lors la transfusion pu s'opérer sur les champs de bataille, comme avec l'unité mobile de transfusion de Norman Bethune qu'il utilisa pendant la guerre d'Espagne. Les prélèvements, la conservation et le transport du sang allait être grandement facilités par l'utilisation de poches plastiques.

Les banques du sang, comme l'Établissement Français du Sang (EFS) assurèrent dès lors la collecte des dons du sang et la fragmentation du sang en ses multiples composants : concentré globulaires, leucocytaires, plaquettaires, sérum albumine, cryo précipités, immunoglobulines…pour une utilisation rationnelle de leurs propriétés. Des substituts du sang apparurent alors tels que les solutés de remplissage, macromolécules, amidons, et les transporteurs d'oxygène, tels les fluorocarbones. L'utilisation du sang s'élargit à des techniques comme l'exsanguino transfusion du nouveau-né, mais surtout aux techniques de circulation extra corporelles, à la chirurgie cardiaque, aux techniques d'épuration extra corporelles, hémodialyse, hémofiltration, et à l'oxygénation extra corporelle, l'ECMO en réanimation.

Quel chemin parcouru !!!

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LE SANG : IMAGINAIRE ET RÉALITÉS : Des excès de la saignée à la transfusion sanguine


Depuis la préhistoire et la plus haute antiquité, le sang a généré de multiples mythes et fantasmes. L'imaginaire du sang véhicule une double image, celle de la venue au monde et celle de la mort et donc de la vie elle-même et de la métaphysique de l'être. Le sang interroge les anthropologues et tient une place centrale dans les trois religions du Livre. Incroyable aventure médicale, le sang puise ses racines dans l'imaginaire et l'inconscient des hommes.

Publié aux éditions L'Harmattan.

ISBN : 978-2-343-19159-1 • Février 2020 • 112 pages.

Disponible sur le site de l'éditeur.
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