Ciels et Terres étoilés


" Lorsque nous contemplons la nature sous la forme du Beau, nous transposons le concept d'art à la nature. "

Karl Solger

La nuit venait de tomber brusquement. En quelques minutes, le soleil qui avait brûlé les dunes et les rochers du désert avait disparu. A la chaleur intense du jour succédait le froid incisif des nuits sahariennes. En silence nous nous préparions au bivouac. Dès que notre guide touareg aurait allumé le feu avec le bois ramassé au cours de la journée, nous nous réunirions pour la cérémonie du thé, avant d'aborder un frugal repas. Nous nous étions préparé à la nuit, étendant les sacs de couchage à l'abri d'un rocher. Nous ne nous attardions guère, fatigués de la journée et anticipant un lever aux premières lueurs de l'aube afin de voyager en évitant les heures les plus chaudes de la journée que nous passions à somnoler à l'ombre d'un rocher ou d'une dune.

Couchés à même le sable, un spectacle grandiose s'offrait alors à nos yeux tournés vers la voûte céleste. Nulle part ailleurs qu'au désert, le firmament ne s'expose avec autant de beauté et de majesté. Des myriades d'étoiles scintillent tandis que la lune répand sa clarté diaphane sur les dunes, allongeant en longues échappées fantomatiques l'ombre des rochers posés comme des menhirs tout alentour. Dans le silence que ne viennent troubler que les derniers crépitements du feu, la vision de l'immensité s'impose comme une présence. On se sent spectateur d'un théâtre dont la scène est l'univers, dont les acteurs sont des mondes, à la fois si proches par la contemplation et si éloignés par la distance. Novalis a écrit : " Toutes les apparences et toutes les formes matérielles ne sont que des masques et des enveloppes qui laissent deviner les sources les plus intimes de la nature. ". La méditation que suscite cette vision d'infini mène insensiblement des abîmes métaphysiques aux profondeurs du sommeil.  " C'est dans le rêve que les hommes, enfin réduits au silence, communiquent avec la signification des choses " écrivait Magritte dans une lettre à Michel Foucault.

Le désert n'est pas avare de beauté. Une autre nuit étoilée habite mon souvenir. Dans le sud algérien nos hôtes nous fîrent l'offrande de chants dont la beauté s'accordait au paysage du désert sous la lune. Assis à même le sol sous une tente caïdale, nous écoutâmes dans la pureté du silence ces voix graves d'une trentaine d'hommes, alignés face à nous, s'élever en une lente mélopée, rythmée par le seul balancement imperceptible des corps. C'était la voix du désert, la voix des pierres, âpre, prenante, allant directement au tréfonds de l'être, apportant la paix de l'âme.

En Namibie, il est de tradition de s'arrêter au coucher du soleil pour contempler la beauté des couleurs du ciel et des montagnes qui en quelques minutes passent de l'ocre, au sépia puis au mauve, teinté de reflets mordorés. Le miracle est dans la fugacité de l'instant. Très vite ces couleurs somptueuses virent au gris et la fraîcheur succède à l'intense chaleur du jour. Au même instant, Vénus, l'" étoile d'or " de l'Asie, l'" étoile du berger " de nos contrées, apparaît dans le ciel et scintille de tous ses feux, rejointe peu à peu par d'autres étoiles à mesure que le ciel s'obscurcit. La plus belle description de coucher de soleil que je connaisse est celle à laquelle Claude Lévi-Strauss consacre pas moins d'un chapitre dans Tristes tropiques. C'est en ethnologue qu'il décrit avec minutie mais aussi une grande poésie la succession des étapes de ce coucher de soleil passant par toutes les formes et toutes les teintes des nuages et du ciel avant que ne s'installe la nuit sombre. Repensant à ce qu'il m'a été donné de contempler en Namibie, je prends conscience de l'affligeante pauvreté de ma description due autant à ma carence à écrire qu'à ressentir.
J'ai retrouvé quelques années plus tard le souvenir de ces nuits étoilées du désert. Dans la vallée des rois, le tombeau de Sethi 1er se trouve au centre de la vaste salle des six piliers dont la voûte d'un bleu sombre est constellée d'étoiles. Ce plafond astronomique exceptionnel correspond à une tradition que l'on trouve déjà dans la tombe de Senenmout, architecte de la reine Hatshepsout. Etait ce un vœu du pharaon de vivre sa vie dans l'au-delà sous cette voûte céleste dont il avait sans doute éprouvé la beauté dans ces déserts qui bordent le Nil ? L'artiste lui-même avait sans doute le modèle sous les yeux mais tout son art a consisté à en reproduire non pas la vision mais la magie. On débouche dans cette salle souterraine par des escaliers et des galeries étroites. Malgré la sombre clarté du tombeau la voûte impose sa présence majestueuse. L'atmosphère de mort lui confère l'aspect fantastique des espaces infernaux où se meut l'âme du défunt. Symbolique du ciel, lieu de la félicité éternelle de l'âme et du séjour des Dieux, profondeurs de la terre dernière demeure des corps et des puissances infernales.

Tombeau de Séthi 1er

La présence toute proche des dieux de la mythologie renforce cette sensation de violer la sépulture et de connaître ce mystère de la mort qu'aucun vivant n'aurait dû découvrir. La beauté saisissante du lieu impose le respect et le silence. Comme l'infinie splendeur du firmament, cette voûte étoilée, crée de l'esprit et de la main de l'artiste, impose les mêmes interrogations métaphysiques au confluent de la vie et de la mort. Dans certains tombeaux de nobles, les guides éclairent les fresques murales en dirigeant à l'aide de panneaux réfléchissant la lumière du soleil sur des scènes d'une telle fraîcheur qu'elles semblent avoir été peintes la veille. Rayon de vie extirpant de l'ombre ces merveilles éternelles ranimées par la lumière solaire.

La haute technologie n'est pas exempte de beauté. Au planétarium de Monterrey sont exposées des photographies des nébuleuses prises par la sonde Hubble, révélant des mondes à des millions d'années lumières de notre minuscule planète.

Ce remarquable ensemble de photographies, que chacun peut admirer sur Internet, pourrait constituer une exposition de galerie de peinture d'un créateur inspiré de l'abstraction lyrique. L'immensité de l'univers ajoute l'émerveillement à la beauté picturale de ces visions d'infini. Ces mondes rendus visibles malgré des distances dépassant l'entendement se laissent davantage approcher par des images d'une grande beauté, d'une poésie qui n'est pas de ce monde.

Je ne résiste pas au plaisir de citer cette phrase d'Albert Einstein placée à coté de ces photographies " Dans le monde il y a deux choses sans limites : l'univers et la bêtise humaine, et encore pour l'univers je n'en suis pas sûr. "  
Etoiles du nuage de Magellan.
Crédit ESA et NASA. Site Hubble.

Ciel étoilé, terre étoilée que l'on découvre par le hublot de l'avion qui atterrit. Après un long survol dans la nuit noire, des lumières apparaissent, d'abord isolées, puis de plus en plus nombreuses. Certains atterrissages sont d'une grande beauté qu'il s'agisse de grandes métropoles comme Mexico, Johannesburg ou de paysages de montagne. L'arrivée de nuit à Beyrouth est magnifique, lorsque l'avion semble glisser au milieu des étoiles des lumières de la montagne libanaise. Ce paysage humain n'est pas le résultat d'un créateur ni d'un artiste. Un panorama urbain de nuit, comme la vision de Rio du haut du Corcovado, peut se révéler une splendeur.
La vision artistique la plus puissante du ciel étoilé est sans conteste celle de Van Gogh. La Nuit étoilée à Arles, peinte en 1888 et exposée au Musée d'Orsay, témoigne encore d'une grande sérénité qu'il exprime dans une lettre à sa sœur : " Je veux maintenant absolument peindre un ciel étoilé. Souvent il me semble que la nuit est encore plus richement colorée que le jour, colorée des violets, des bleus et des verts les plus intenses ". L'immensité de la voûte céleste est encore ressentie comme un message d'espoir. 
Van Gogh. Nuit étoilée, 1889.

Quelques mois plus tard, alors qu'il vient d'être interné, il peint une nouvelle version marquée par son trouble. Le ciel déroule ses volutes autour des étoiles comme une mer agitée. La lumière qui baigne le tableau transfigure la nuit. On est loin de l'atmosphère de paix et de sérénité des nuits au désert ou de la tombe du pharaon. Ici le ciel et les étoiles traduisent le déchirement de l'artiste. Il se peint de l'intérieur. La peinture du ciel n'est plus que le prétexte à extérioriser ses terribles angoisses, sa lutte contre la folie. Ce que le peintre nous apporte ce n'est pas sa vision du ciel mais un cri déchirant, un appel au secours du fond de sa détresse. C'est l'homme souffrant qui se révèle et s'aggripe à celui qui regarde le tableau pour lui communiquer son désarroi. La beauté de ce tableau c'est son coté poignant, tragique. La mort est peinte en filigrane. Elle est présente, oppressante. Cette peinture n'exprime pas la mort, elle la vit. Pourquoi un tel tableau est il beau ?  On pourra alléguer de la puissance picturale, de la lumière qui en émane, mais la réalité transcende l'aspect. N'y voir que le jeu des couleurs, la construction épurée de l'ensemble est une manière de passer à coté de la réalité plus profonde. Il faut aller au delà de la vision, même de la sensation, pour partager l'émotion. 
L'art académique ne permet pas ce partage. Il se fonde sur des canons de beauté apparus avec la sculpture grecque qui peu à peu ont tué l'émotion au profit de la perfection des formes. Ce qui distingue une statue de Michel Ange d'une sculpture académique c'est le génie qui donne une âme à la pierre. Rodin parachèvera cette longue marche de la beauté de la forme à la beauté de l'émotion. " La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas " écrivait André Breton dans L'amour fou. Il faut que la beauté interpelle. Elle est une rencontre. Rencontre du ciel et de la terre, le cœur dans les étoiles.
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