Duchamp et la quatrième dimension


" J'ai pensé à l'idée d'une projection d'une quatrième dimension invisible puisqu'on ne peut pas la voir avec les yeux. "

Marcel DUCHAMP


La quatrième dimension évoque le plus souvent la fantasmagorie de la science fiction. Si le Voyage au pays de la quatrième dimension de Gaston de Pawlowski rappelle Le meilleur des mondes d'Aldous Huxley par un ensemble de projections inquiétantes, celles-ci ne sont que le prétexte à une réflexion beaucoup plus profonde sur une approche de la réalité au-delà des apparences, s'appliquant en particulier à l'art. La remise en cause par la science moderne de la géométrie euclidienne, l'introduction de la relativité et des probabilités, l'avancée prodigieuse des connaissances dans l'infiniment petit et l'infiniment grand, a pu faire croire qu'elle serait en mesure de nous apprendre la réalité cachée de l'univers. Dans le domaine de l'infiniment petit, la théorie des cordes nous conduit à considérer des éléments des milliards de fois plus petits qu'un atome, vibrant à des fréquences différentes, à l'origine de toutes les particules élémentaires de notre univers. Le monde que nous appréhendons en tri dimensions serait non pas constitué de trois dimensions spatiales, mais de 10, 11, ou même 26 dimensions. Dans les espaces de Calabi -Yau, l'enroulement des cordes constitue des structures complexes où l'on retrouve non seulement nos quatre dimensions, trois d'espace, une de temps, mais six espaces supplémentaires en relation avec l'enroulement des structures sur elles mêmes.  Aussi sophistiquée que soient les concepts utilisés par la science, ils demeurent du domaine du quantitatif, du mesurable, alors que la quatrième dimension est de nature qualitative.
Hypercube de Hinton.

Il serait complètement erroné de considérer la quatrième dimension en la décrivant à partir des données de la vision du monde en trois dimensions. La quatrième dimension n'est pas une dimension supplémentaire venant s'ajouter aux trois autres, la largeur, la hauteur et la profondeur. Malgré certaines tentatives d'approche elle n'est pas accessible aux géomètres. Certes Gino Severini a écrit : " Aux trois dimensions ordinaires (les peintres) tachent d'ajouter une quatrième dimension " et Apollinaire, en référence aux peintres cubistes, évoque également ce terme de quatrième dimension. Il serait très réducteur, sur la base d'un tableau de Duchamp comme le Nu descendant un escalier, de considérer que le peintre n'a voulu que dépasser le carcan de la géométrie euclidienne et d'accéder à une quatrième dimension qui serait la composante temps à travers le mouvement. Comme dans l'hypercube, dénommé tesseract par Hinton, le mouvement serait l'engendrement actif d'une quatrième dimension par glissement, translation ou " parallélisme " le long d'une quatrième dimension de l'espace, ou encore par rotation d'un volume en 3D autour d'un plan ou d'une charnière invisible. 

La quatrième dimension révèle des qualités qui ne peuvent être appréhendées par aucune mesure scientifique et permettent, notamment à travers l'œuvre d'art, une compréhension totale de l'univers. Seul notre esprit, qui possède une capacité supérieure aux sens, nous permet de comprendre qu'au-delà de ce monde d'apparences et de constructions scientifiques, existe une vision complète et continue de l'univers. Seul l'esprit est capable d'accomplir l'abstraction du temps, de concevoir le passé et le futur et de s'y mouvoir. Les abstractions d'espace et de temps deviennent aussi naturelles dans la réalité qu'elles peuvent l'être dans le raisonnement. Comme dans le Nu descendant un escalier il n'y a pas  de durée, de succession des actes dans le monde à quatre dimensions. Le mouvement est une image fixe auquel l'esprit restitue la mobilité en dehors du temps et de l'espace. Toute peinture, toute sculpture ambitionne de restituer la vie à travers une image figée par la matière mais plus encore de transmettre un message à l'esprit de la personne qui la regarde. La beauté formelle cède à la forme signifiante dont la beauté procède de la rencontre de deux sensibilités.

Elie During dans Mondes virtuels et quatrième dimension : Duchamp,  artiste de science-fiction analyse parfaitement cette recherche du peintre tout au long de la période d'élaboration du Grand verre, connu sous le titre de La mariée mise à nu par ses célibataires, même, qui s'étale de 1915 à 1923. Avec un système de boîtes, Duchamp a recherché comment passer d'une projection tridimensionnelle, à une figuration en deux dimensions sur un panneau de verre, d'une scène invisible, en quatre dimensions. Cette recherche se place à l'intersection de l'art et de la science: Duchamp se plongeait dans des manuels de géométrie comme le Traité élémentaire de géométrie à quatre dimensions de Jouffret, écrit en 1903, s'inspirait des conceptions mathématiques de Poincaré et des théories de la relativité d'Einstein. La physique et la biologie traditionnelle s'appuyaient sur des expérimentations accessibles aux sens, alors que la physique et la biologie modernes reposent sur des hypothèses, des concepts, sans doute plus proches de la réalité mais inaccessibles aux sens. Elie During envisage la transposition à l'art : "  Duchamp ne se contente pas d'invoquer la quatrième dimension comme une forme d'hyper réalité qui outrepasserait les bornes de notre sensibilité ou de notre imagination visuelle et tactile, et dont l'artiste ne pourrait que recueillir des images diffractées dans le visible. Il veut saisir la manière dont les dimensions s'articulent les unes aux autres. " 
Cliquez pour agrandir l'image
Le Grand verre. La mariée mise à nu par ses célibataires, même. Marcel Duchamp. 1915-1923

Lorsque During résume sa conception en écrivant : " Virtualité comme quatrième dimension : non pas la Réalité sous l'apparence sensorielle, mais la représentation virtuelle d'un volume (analogue à sa  réflexion dans un miroir) ", il me rappelle un souvenir qui avait marqué mon enfance qui était l'image reproduite à l'infini par deux glaces parallèles qui se font face, comme je l'observais chez le coiffeur, virtualité quadridimensionnelle obtenue par le regard tangentiel de l'observateur. En fait, la reproduction de l'image à l'infini pourrait conduire à penser  que la quête d'une quatrième dimension est un leurre et que dès lors que l'on dépasse la troisième dimension on s'ouvre sur un infini de dimensions.

L'intuition quadridimensionnelle de Duchamp est d'aborder la quatrième dimension sans recourir ni à l'analogie, ni au symbole: " au lieu de saisir la quatrième dimension par les bords, c'est-à-dire par les frêles profils qu'elle nous présente en trois dimensions, essayons plutôt de nous installer en elle d'un seul coup, par une sorte de saut de l'esprit ". La quatrième dimension n'a pas de correspondant sensoriel comme la première, la seconde ou la troisième dimension, donc la quatrième dimension n'est pas une dimension supplémentaire, mais un saut dans une représentation purement mentale. " L'intuition ne peut pas franchir le seuil qui sépare la troisième dimension de la quatrième ; de l'une à l'autre il y a toujours un saut ". La quatrième dimension ne se situe pas aux confins de " l'art rétinien " : il n'est pas question de saisir dans un regard " hypervisuel " l'apparence " réelle " d'objets quadridimensionnels. Duchamp explique : " la mariée tout entière n'est rien d'autre que le résultat d'une projection à quatre dimensions dans notre monde à trois dimensions, projection elle-même reprojetée en deux dimensions sur le panneau transparent du grand verre (ce que la peinture dans toute son histoire a tenté de faire, à savoir la représentation bidimensionnelle des figures de l'espace à trois dimensions).

Ce terme de quatrième dimension parle  à l'imagination mais elle n'existe que par l'esprit dans ce que l'on pourrait appeler la conscience. Ce n'est pas la version moderne du cogito ergo sum mais une clef ouvrant sur le monde que nos sens ne peuvent appréhender. Un monde intérieur mais aussi la nature, l'univers entier dont l'homme est la conscience. Une falaise rocheuse noyée dans les brumes de la rivière Li, n'est pas plus inerte qu'une sculpture de Rodin et par sa beauté peut dialoguer avec la conscience à travers le regard. La peinture même figurative, mais à fortiori impressionniste ou abstraite, apporte un autre regard sur la vision du monde, aidant à communiquer, à communier avec lui. Les données des sens ne deviennent compréhensibles que passées au crible de l'esprit et du changement de dimension. La pensée humaine constitue le lien entre le présent et le passé, errance dans l'infini de l'espace, dans le temps en dehors de la durée, échappée belle vers l'éternité, quête d'un absolu sans qu'il soit nécessaire d'inventer un dieu. " Il n'y a donc rien d'extérieur, de supérieur ni de miraculeux en dehors de nous, car notre vie intellectuelle est la vie même de l'univers et son expression la plus haute " et Gaston de Pawlowski complète sa solution de l'énigme du dualisme de la nature de l'homme : " le corps, ne disposant que de l'espace à trois dimensions, est voué fatalement à la désagrégation….l'esprit humain atteint, lui, la quatrième dimension et possède par là l'immortalité ; il peut envisager dans le même instant, des phénomènes passés ou à venir ; il peut s'élever, par l'abstraction, au dessus des contingences matérielles et participer, en réalité, de la substance universelle et immuable des choses ". La poursuite de l'infini et de l'immortalité dans l'espace ou le temps, domaine illusoire des sens, est vaine et pitoyable. Seule la pensée, dégagée du monde à trois dimensions, peut échapper aux illusions du temps et de l'espace.

L'absolu et l'infini sont inaccessibles aux sens et inconcevables par l'intelligence en dehors d'une conceptualisation. Ce sont des mondes que seul l'art peut atteindre spontanément, sans concept, sans explication, en dehors de toute analyse critique. Le sujet, le thème d'une véritable œuvre d'art n'est qu'une concession temporaire faite à la matérialité par les sens afin d'accéder à la communion de pensée. Metzinger, dépassant une conception purement géométrique de la quatrième dimension, écrit : " Regarder le modèle ne suffit plus, il faut que le peintre le pense. Il le transporte dans un espace à la fois spirituel et plastique….une quatrième dimension ". La surréalité ne s'applique pas à un hyperespace ou à un hyper temps, mais à cette vie de l'esprit où la liberté du peintre trouvera à s'exprimer dans des formes nouvelles, comme le cubisme, ou des rencontres fortuites, comme dans le surréalisme. Le symbolisme ne sert plus à rien car la communication de pensée à travers la quatrième dimension est instantanée, immédiate et totale, libérée des mots et des images. Le symbole est la fable de l'imagination qui n'en a pas besoin pour exister. L'idée dans la quatrième dimension est éternelle et immuable, sans mesure et sans âge. L'art n'a pas d'âge, n'a pas d'histoire. Le peintre des grottes de Lascaux et Picasso sont les fils d'une même mère, la pensée, qu'en art on appelle la beauté.

Au nom de la représentation de l'imprésentable, les artistes d'avant-garde, en particulier les musiciens comme Schönberg seront tentés de dénier tout sens à la beauté, considérée comme une marque d'asservissement aux canons du classicisme, et de honnir, comme décadent, le plaisir esthétique. Le péché originel de l'art moderne, dit d'avant-garde, consiste sans doute dans une recherche de l'originalité à tout prix, allant jusqu'à la provocation, sacrifiant la beauté comme un concept obsolète et bourgeois. Apollinaire, qui ne pouvait pas avoir connu les outrances de l'avant-garde, comparait " l'art grec qui avait de la beauté une conception purement humaine " où l'homme était la mesure de référence de la perfection, à " l'art des peintres nouveaux, prenant l'univers infini comme idéal…qui permet à l'artiste peintre de donner à l'objet les proportions conformes au degré de plasticité où il souhaite l'amener ". Cette libération au niveau de la forme permet à l'artiste d'aborder le monde de la quatrième dimension pour y trouver la beauté, alors que l'individualisme forcené et la volonté de faire table rase de l'avant-garde conduit à une forme de nihilisme dans l'art. Que l'art appartienne à l'inconscient n'empêche nullement d'y rechercher ce qui fait la grandeur de l'homme, la pensée, et d'amener à la conscience un sentiment de bonheur et de plénitude que l'on peut appeler la beauté. En conclusion de son livre Le sens du Beau, Luc Ferry écrit : " l'avenir de l'art contemporain ne réside plus, cela au moins est certain, dans la répétition vide et morne de la rupture avec la tradition en tant que telle, mais peut être dans la recherche d'une expression des nouveaux visages du sacré à visage humain ".
Page précédente : Magritte : ceci n'est pas...

Sommaire


© 2011-2023. Tous droits réservés. Philippe Scherpereel.http://www.philippe-scherpereel.fr