L'art contemporain


L'art à l'état gazeux.

Yves Michaux

L'art contemporain est le produit et le reflet de notre monde actuel marqué par la mondialisation et le consumérisme. Porté en germe dans l'art moderne du XXe siècle, il est directement issu du Dadaïsme et de Marcel Duchamp. Plus encore que l'art des siècles passés, il ne se conçoit et ne peut se comprendre que dans une perspective anthropologique de la société actuelle. Paradoxalement, alors la beauté nous submerge dans tous les aspects de la vie quotidienne, que les musées se multiplient, se délocalisent, que la culture devient un produit de consommation de masse, l'œuvre d'art est en passe de disparaître et l'histoire de l'art de s'interrompre. L'industrie de la culture dévore tout. Annie Le Brun parle de " trivialité ", de " consumérisme culturel ", " de gavage culturel qui n'est qu'un nouveau mode de servitude volontaire ", " de domesticité culturelle " se traduisant notamment par " une collusion sans précédent entre art et pouvoir ". L'artiste devient un " animateur culturel "… vivant des " bourses et subventions que tous les états du monde leur accordent généreusement ". Pour Catherine Millet : " Le suicidé de la société fait place au subventionné de la société ". De temples de l'art les musées évoluent en centres commerciaux recherchant par une programmation et une promotion alléchante à attirer les masses qui s'agglutinent lors d'évènements créés par une communication intensive. Leurs boutiques regorgent de produits dérivés, " gadgets et vidéo ne différant pas fondamentalement des sex-shops " : on flatte l'ego plutôt que la libido.
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Musée Guggenheim Bilbao.
Photographie : Myk Reeve, 2005.

L'art contemporain a ses chapelles qu'elles soient d'anciens entrepôts reconvertis, des créations architecturales d'avant-garde, cathédrales du vide, des palais vénitiens ou le château de Versailles pour mieux marquer la rupture avec le classicisme ou s'en approprier les visiteurs tout en choquant le bourgeois. Néanmoins, son exposition dans la galerie des glaces ne suffira pas à me faire considérer le chien de Jeff Koons comme une œuvre d'art susceptible d'être éternelle et je ne parviens pas à me pâmer devant une accumulation hétéroclite d'objets de Boltanski sous la verrière du Grand Palais. Tout autre est la pyramide de Peï au Louvre, qui par sa transparence et la pureté de sa forme s'insère parfaitement dans ce cadre qu'elle respecte et auquel elle apporte une fonctionnalité supplémentaire. La création de Frank Gehry du musée Guggenheim de Bilbao mérite ses visiteurs davantage que son maigre contenu dont on se satisferait qu'il n'existât point. Chez les mécènes des musées d'art contemporain on distingue mal entre ce qui flatte leur ego, la communication d'entreprise et ce qui pourrait être une réelle passion.
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Marcel Duchamp.
Ready-made.

L'art contemporain apparaît comme le dernier avatar d'une évolution de l'esthétique occidentale. De l'antiquité à l'époque classique, l'art était indissociable de la beauté qui reposait sur des critères d'harmonie des formes et des couleurs et sur des techniques acquises au fil d'un long apprentissage en atelier. A partir du XVIIIe siècle, un glissement s'opère de l'hégémonie de la forme vers le ressenti des œuvres et la rencontre entre l'artiste et le regardeur. Les cloisons entre les différentes formes de l'art, peinture, sculpture, musique, poésie disparaissent et se fondent dans  l'imagination et la sensibilité individuelle.

A une époque où pour les " mass media " tout doit être beau, l'œuvre d'art en tant que produit culturel répondant à des normes doit disparaître au nom de la liberté de création. Au dialogue singulier avec l'artiste doit se substituer une médiatisation culturelle, une démocratisation, une consommation de masse de l'art dont les " ready made " de Duchamp et les sérigraphies de Warhol sont les précurseurs, et les arts visuels nouveaux, comme la photographie et le cinéma, constituent les formes les plus adaptées. 

L'œuvre d'art dont la beauté se voulait éternelle est remplacée par des créations intemporelles ou éphémères "just a glance". L'analyse faite par Yves Michaud est d'une grande justesse qu'il résume dans une disparition du monde de l'art par une vaporisation de sa substance. Le monde est envahi par une atmosphère esthétique alors même que l'on peut faire n'importe quoi dans l'art à condition de créer l'évènement.

L'art, dit il, ne prétends plus délivrer un message métaphysique, religieux ou philosophique sur le sens de l'existence. Il devient futile comme le monde de la communication ou de la mode : l'art est " tendance ". La beauté que l'on veut partout se banalise : " nous baignons dans le bain d'eau tiède de la beauté ". L'art n'est que le reflet d'une époque où l'évènementiel prends le pas sur la réalité profonde des choses et des êtres. " L'art n'est plus la manifestation de l'esprit mais l'ornement ou la parure de l'époque. De l'œuvre… on est passé au style, du style à l'ornement et de l'ornement à la parure. Un pas de plus et il ne reste qu'un parfum, une atmosphère, un gaz ".
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Portrait de l'auteur. Sérigraphie par ordinateur à la manière de Warhol. Alexandre Scherpereel.

Dans ce livre " L'art à l'état gazeux " j'ai retrouvé de nombreuses réflexions personnelles sur ma conception des musées, explicitée au décours de certains chapitres, et surtout sur les risques mortels pour la beauté engendrés par le tourisme. Il serait égoïste de vouloir conserver pour soi seul les merveilles de l'univers, mais un milliard et demi de touristes par an sont en train de tout détruire, des plus beaux paysages aux trésors produits par l'homme. Le tourisme est une tentative d'apporter une expérience esthétique de masse à cette " foule solitaire " dont parle David Riesman. Les guides vont procurer des explications d'ordre historique ou technique à des troupeaux plus préoccupés de prendre la photo du siècle ou de rechercher la distraction que de s'intéresser à un verbiage convenu. Pour retrouver le bonheur des premiers explorateurs, des premiers voyageurs effectuant un périple initiatique ou un pèlerinage spirituel, il faut retrouver les conditions d'une expérience esthétique : la concentration de l'attention, le détachement de l'environnement, la libération de l'esprit, la communion avec l'œuvre ou le paysage. Je partage entièrement l'opinion d'Annie Le Brun sur le Musée des Arts premiers " logé dans un jeu de cubes émergeant d'une parodie de liberté végétale " enfermant des " objets sauvages arrachés à leur monde ", à la manière de lions et de tigres, enfermés dans un zoo. On y fait la queue comme devant tous les musées, la momification du beau  concernant aussi bien l'art africain que les peintures de la Renaissance italienne.

Face à cette culture de masse, cette production industrielle de biens culturels, il faut revenir à l'individu et à son ressenti personnel du beau. L'individu est le dernier refuge de l'art et du beau. L'art contemporain a porté à son paroxysme l'attitude, l'expérience " esthétique " au point de faire disparaître le concept de beauté, ringardisé au nom d'un snobisme avant-gardiste. Que dire alors de l'expérience " spirituelle " que procure la jouissance de la beauté ? De la constatation de Paul Klee : " l'art ne reproduit pas le visible, il rend visible ", Hans Belting fait une critique que l'on pourrait qualifier de positiviste : " Je pense à la revendication franchement mystique de réalité dans l'art qu'on appelle abstrait, à son ambition de rendre visible l'invisible ou de dévoiler les lois de la nature qui sont derrière la surface connue des choses ". 
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Jean Dubuffet.

Pour ma part, je pense que le plaisir engendré par la beauté ne s'arrête pas à la perception visuelle pas plus qu'à la seule émotion ressentie. Ce que nous abordons n'est pas la réalité qui serait cachée derrière le visible mais la reconstruction par notre personnalité d'un dialogue avec le visible. Il n'y a rien de mystique dans cette conception qui repose sur un processus neurobiologique mais qui confère au ressenti du beau une dimension spirituelle dans une optique humaniste, sans recours au dualisme. Peut être faut il aller encore plus loin et comme Dubuffet s'interroger : " Faut-il regarder les œuvres d'art ? N'est ce pas justement de tenir l'œuvre d'art pour une chose à regarder - au lieu de chose à vivre et à faire - qui est le propre et la constante de la position culturelle ? …Il n'y aura plus de regardeurs dans ma cité ; plus rien que des acteurs ".

Miroir d'une société qui n'a plus rien à dire, qui engloutit de l'art comme les autres biens de consommation, éphémère et superficielle, l'art, parvenu à l'état gazeux, a perdu la seule étoile qui le guidait, la beauté. Comme les gardes rouges de la révolution culturelle, les nihilistes de l'art contemporain s'en prennent au beau au nom de concepts fumeux. Est-ce à dire que l'art a disparu ? Tant qu'il y aura des yeux pour regarder la beauté et des hommes pour s'en émouvoir, l'art existera. La remise en cause des critères de l'art dans la période post moderne affecte au premier chef la production artistique actuelle, relativise les concepts esthétiques mais ne fait pas disparaître ni les beautés de la nature ni les trésors de l'humanité, du moins ceux que la folie des hommes n'a pas réduit en cendres. La réflexion sur ce qui fait la beauté d'un paysage, d'une œuvre d'art reste plus que jamais nécessaire. Dans une optique de révolution copernicienne, l'œuvre d'art n'a pas pour objet de reproduire la nature mais les beautés de la nature sont vues et perçues comme des œuvres d'art. Les critères de beauté sont alors identiques quelque soit l'objet. Oscar Wilde disait donc à juste titre que l'art ne ressemble pas à la nature mais la nature à l'art. Cela justifie mon parti pris de ne pas différencier dans cet essai la beauté artistique de la beauté naturelle. Faut il alors rechercher dans un paysage marin ou dans une vue des sommets himalayens les mêmes critères de beauté que dans un tableau de la Renaissance ? Le seul point commun réel est l'individu qui trouvera plaisir à les regarder. Si des critères esthétiques existent, ils ne peuvent être qu'un accord avec des sensibilités individuelles. Les canons de beauté existent aussi bien dans la statuaire antique, dans la peinture de la Renaissance et se retrouvent aussi bien dans les écrits de Kandinsky ou des peintres chinois de la voie excentrique. Si ces critères étaient universels, ils n'évolueraient pas avec le temps et s'accorderaient au goût de chacun. Pour qu'il y ait plaisir, il faut qu'il y ait concordance entre les qualités artistiques de l'objet et l'expérience esthétique de l'individu, dans une dialectique analogue à celle de la passion amoureuse : " Parce que c'était elle, parce que c'était moi ". A l'inverse, il est possible d'énoncer : dis-moi ce que tu aimes, je te dirai qui tu es. Il serait plus juste de dire, ce que tu es devenu car le goût se forme au fil de la vie, au fil des rencontres et des expériences.

Dimanche dernier, je me suis laissé entraîner, par curiosité, à visiter une exhibition (d'où vient le mot exhibitionnisme) de la collection Saatchi sur le thème de "  la route de la soie ", au prétexte que les " artistes " rassemblés provenaient de pays d'orient dont certains n'ont jamais figuré sur la route de la soie, tandis que des pays essentiels de cette route n'y étaient pas représentés. Il y avait un nombre étonnant de cons(om)mateurs faisant la queue pour entrer avec une parfaite apathie de panurgisme. Dans une salle, des mannequins de vieillards en chaise roulante déambulaient sur leur fauteuil électrique au milieu de la foule médusée. Dans la salle suivante, trois femmes handicapées se déplaçaient de même au point de se demander si elles faisaient aussi partie de l'installation ou si elles la visitaient. Mes craintes étant largement dépassées, j'achevais la visite au pas de charge. Je n'en détaillerai pas les incongruités mais il me fallut une longue marche pour en éliminer les miasmes et retrouver ma sérénité.
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Affiche de la
route de la soie.

Il est certain qu'avec de telles manifestations l'histoire de l'art s'arrête là. Faut-il regretter tous les " ismes " dont elle nous a saturé ? On peut regretter cette fin en cul-de-sac alors que l'histoire de l'humanité continue, que les développements de la science s'accélèrent. Ce surcroît d'humanité dont nous aurons bien besoin ne pourra t'il plus venir de l'art ? Il serait décourageant de penser que l'art meurt parce qu'il n'y aurait plus rien à créer de nouveau. L'espoir est celui d'une déconstruction nécessaire pour inventer de nouvelles formes à la beauté. " La forme nait de l'informe : il ne faut pas avoir peur du chaos " disait Huang Yuan. Il serait sans doute plus aisé d'abandonner les concepts d'art, d'histoire de l'art, de l'esthétique considérée comme une science, pour ne garder que la notion de beau, sans distinction de genre, d'époque ou de lieu. Cette conception rejoint les constatations de Hans Belting écrivant : " Lorsqu'une esthétique absolue ne fut plus défendable, son sujet, le beau idéal, fut relayé par l'œuvre d'art individuelle….La fin du concept philosophique d'art en tant que tel marque le début du concept herméneutique d'œuvre ". Si l'esthétique et l'histoire de l'art marquent un passé révolu, si l'art est l'expression d'une époque, seul le beau transcende les âges.
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