| Saint Augustin |
| Le postulat qui semble s'imposer d'emblée comme une évidence est que le présent n'existe pas. Simple pliure du temps à la jonction du passé et du futur, il en constitue une frontière virtuelle. Le passé n'est déjà plus que le futur n'est pas encore. Saint Augustin faisait déjà cette constatation : " Comment le passé et le futur peuvent-ils exister si le passé n'est plus et que le futur n'existe pas encore ? ". En déduire que seul le présent existe est sans doute aussi une illusion.
Le vécu du présent n'a rien d'instantané, c'est ce qui lui donne sa consistance, alors qu'il serait laminé entre le passé et le futur. C'est une sorte de " soupe temporelle ", mélange du passé et d'une projection vers le futur. Le mélange du passé, pas seulement immédiat, et la projection dans le futur, pas forcément proche, assure une continuité qui donne cette sensation d'écoulement du temps, et non pas de juxtapositions d'instants. La mémoire, la perception de l'instant et l'imaginaire produisent un continuum de la conscience. Ainsi, un discours, un récit supposent la rémanence du souvenir des mots et des phrases prononcées, l'articulation avec les mots qui sont en train d'être dits et l'anticipation de ceux qui viendront aussitôt après pour exprimer une pensée intelligible. Il en est de même du pianiste qui joue un concerto. Il ne pourra produire la mélodie qu'en gardant en mémoire les notes qu'il vient de jouer, de la touche qu'il frappe, en ayant déjà en tête celles qu'il devra utiliser pour suivre la partition. Sans cette intégration pas de musique. |
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| L'être-temps, est le joli titre d'un livre d'André Comte-Sponville. Ma réflexion diffère cependant fondamentalement du postulat sur lequel repose son ouvrage, que seul le présent existe. Le présent se réduirait à la plus petite unité de temps concevable, déjà passé, pas encore futur, en fait virtuel, qui par référence à un état préhensible, l'espace, font conclure : " nullum habet spatium ". Entre le fait de dire que le présent n'existe pas, télescopé entre le passé et le futur, et l'assertion que le temps est uniquement un présent perpétuel dans lequel les êtres se déplacent -un petit tour et puis s'en vont -, il n'y a peut-être pas d'opposition formelle. Dans l'un et l'autre cas, nous sommes dans le domaine du concept, ce qui ne veut pas dire virtuel, car le temps existe, ce qui ne veut pas dire réel, car nous savons la marge qu'il y a entre un concept et la réalité. " L'esprit n'est pas dans le temps, c'est le temps qui est dans l'esprit " disait Saint Augustin.
La seule mesure possible du temps est la durée, son existence est l'instant. Le moment, l'instant n'est pas bref. Il est que déjà il n'est plus, mais l'instant n'est pas le présent. " L'instant est le croisement du temps et de l'éternité " écrivait Louis Lavelle. L'instantané photographique est une image figée, versée immédiatement aux archives du passé. Il aidera au souvenir, l'image du temps annule le temps. La couleur du moment c'est davantage la félicité que l'on en attend, du désir, ou le souvenir que l'on en gardera. Ainsi en est-il de " la première gorgée de bière ", fraîcheur attendue, saveur vite passée. Et si le temps était immobile, immuable et que la sensation d'avancement, d'écoulement soit uniquement le résultat du mouvement des êtres et de ce qui les entoure ? Un sujet se déplaçant devant un décor fixe, suivi par la caméra qui le filme, donnera l'impression que le décor se déplace. " Le temps s'en va, hélas non, mais nous nous en allons ". Le voyageur, assis dans son compartiment de chemin de fer, ne sait pas toujours, lorsque son train s'ébranle si c'est celui où il a pris place ou celui qui était stationné sur la voie à coté qui démarre. Lorsque l'on se trouve dans un repère qui se déplace à vitesse constante, ce qu'Einstein appelle un repère inertiel, il est impossible de savoir si le milieu est fixe ou en mouvement. Ces expériences simples témoignent d'un sentiment de relativité. En contraste, Guillaume Apollinaire écrit : " Les jours s'en vont, je demeure. " Les berges du fleuve sont fixes, mais le fleuve n'arrête pas de couler. Il coule d'amont en aval, comme un être vient de son passé et se dirige vers son avenir. " Il n'y a pas de temps, sans homme " disait Heidegger. Il n'y a perception du temps que s'il y a un être conscient pour en ressentir le cours. Cependant, est-ce que l'on dira qu'il n'y a pas de train, parce qu'il n'y a pas de vache pour le regarder passer ? " La non-existence d'un temps indépendant de la conscience, n'est donc d'aucune manière démontrée " : on ne peut que souscrire à cette assertion de Francis Kaplan. On ne peut qu'acquiescer lorsqu'il dit : " Il reste donc que le présent soit relatif au sujet, donc subjectif ". " Donc irréel ". Là on ne peut que contester. En effet, même si le temps est sans doute différent de la réalité, dont on ne sait pas exactement ce qu'elle est réellement, il existe, sauf à nier l'existence elle-même. " Time is an invention " : phrase écrite sur un tee-shirt vert, vu au restaurant ce midi. A quoi répond Bergson : " Le temps est invention ou il n'est rien du tout. " |
| Arrêter le temps est un rêve immémorial de l'homme. La photographie est l'illustration du temps suspendu. Capture d'un moment unique, d'une expression par Cartier-Bresson. Photographie fantastique de Robert Capa du milicien espagnol foudroyé au combat rappelant les fusillés de Goya, puissance picturale en moins, mais perception aiguë de l'instant de la mort, du passage soudain de l'être au non-être. La mort est l'expression la plus achevée du présent : l'instant d'avant, j'étais, l'instant d'après je ne suis plus. Instant que le condamné tente vainement de repousser : " un instant encore Monsieur le Bourreau ". A l'opposé chacun a un jour ou l'autre voulu retenir un instant de bonheur : " O temps suspends ton vol et vous heures propices suspendez votre cours ". Adresse tout aussi vaine que la requête pathétique au bourreau.
L'extrême douleur, comme l'extrême jouissance, peuvent donner l'illusion d'un arrêt sur image. L'intensité de la sensation annihile brutalement la conscience (petite mort) faisant disparaître brièvement toute référence au temps, à l'environnement. |
| | Tres de Mayo par Goya |
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| | Robert Capa. Mort d'un milicien espagnol |
| Les moyens modernes de transport, les décalages horaires peuvent donner l'illusion de remonter le temps. En fait, dans les différents points du globe, le présent est présent en même temps. Les fuseaux horaires ne font que fixer par convention l'heure en référence au méridien de Greenwich (G.M.T.). Local time d'un hall d'hôtel et des aéroports. La machine à remonter le temps restera du domaine de la science fiction, même si elle a fait rêver plus d'un parieur de P.M.U., ou plus généralement tous ceux qui saisis par le remord ou le regret, voudraient revenir en arrière. Nul ne revient jamais sur ses pas, et l'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Les impressions de déjà vu, déjà entendu, sont une curiosité psychique quand elles ne sont pas les manifestations d'une pathologie tumorale temporale. Avancer ou reculer l'heure à sa montre, en voyage, n'est pas voyager dans le passé ou le futur. " La machine à explorer le temps " de H.G. Wells restera pour longtemps encore du domaine de la fiction, mais nous plonge au cœur de notre problématique de l'espace et du temps : " Les hypothèses touchant la quatrième dimension " … font que " Le temps est une sorte d'espace, et " … " qu'il est possible de s'y mouvoir ". |
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| Un instantané peut d'ailleurs donner deux perceptions décalées dans le temps. Ainsi lorsque l'on se coupe, l'analyse de la sensation fait que l'on perçoit d'abord le contact avant de ressentir la douleur. Ce décalage est le fait d'un différentiel de vitesse de conduction entre les fibres nerveuses de gros diamètre, myélinisées, plus rapides, véhiculant le tact et les fibres de petit calibre, dépourvues de gaine de myéline, plus lentes, transportant l'influx nociceptif. Un phénomène instantané, la coupure, générera donc la conscience de deux sensations décalées dans le temps, le tact avant la douleur, pour des raisons clairement élucidées par l'anatomie et la physiologie. Le présent s'analyse donc au passé, même s'il ne s'agit que de quelques fractions de seconde. La perception du temps, même du temps présent, est donc indissociable de la mémoire. " On se souvient d'avoir été, pas d'avoir duré " disait Gaston Bachelard. Un phénomène sensoriel quel qu'il soit, vision, audition, olfaction, tact, douleur ne peut apparaître à la conscience qu'après une série complexe de transferts de filtres, de modulations, avant son arrivée au cortex. Une fois qu'il y est parvenu, il ne peut s'analyser qu'en fonction du vécu et de ce qui fait la personnalité de l'individu.
Nous vivons en léger différé. Le " cogito ergo sum " devrait en fait s'écrire : " je pense, donc j'étais ". Il existe en effet un décalage, perceptible bien que minime, entre la perception et la sensation, comme nous l'avons objectivé pour la nociception et la douleur. Ce décalage est encore considérablement majoré par l'intégration consciente du message sensoriel. " Nous sommes toujours désespérément en retard pour la conscience " écrit Antonio Damasio, estimant à 500 millisecondes le temps moyen nécessaire au déroulement du processus cérébral de l'expérience consciente suivant les travaux de B. Libet.
La douleur illustre parfaitement l'intégration progressive du message tout au long des structures nerveuses depuis la périphérie jusqu'au cortex en passant par la moelle épinière et le thalamus. A la perception du phénomène nociceptif, fait suite la transmission et l'intégration du phénomène douleur pour aboutir au niveau cortical à la souffrance qui est la douleur ressentie avec tout son vécu antérieur, et toutes les composantes psychologiques, culturelles, sociales, religieuses même, qui constituent l'individu. La douleur n'est pas en soi une émotion. Il y a une dissociation entre la douleur en tant que telle et l'émotion causée par la douleur.
Les romans sont pleins de récits où celui qui meurt revoit sa vie en accéléré. Est ce possible ? Sans doute, et cela peut durer plus d'une fraction de seconde car entre l'agression mortelle, qui interrompt la circulation sanguine et la mort du cerveau, il peut se passer plusieurs minutes. Que se passe t-il alors entre l'arrêt circulatoire et la mise hors fonction du cerveau ? Aucun mort n'est revenu pour le raconter. De nombreux récits de personnes, victimes d'un arrêt circulatoire font état de visions colorées, de tunnel lumineux, de sons, faisant évoquer à certains la vision de l'au-delà, après qu'elles eussent été réanimées (ressuscitated). Y a t-il une explication physiologique plausible à ce phénomène dont les relations sont largement concordantes ? Très vraisemblablement, la reprise de la circulation dans les aires corticales de perception visuelle, auditive est susceptible de réactiver la circuiterie neuronale et d'engendrer des perceptions " sine materia ". La simple syncope vagale (" tomber dans les pommes "), caractérisée par un ralentissement extrême du rythme cardiaque entraînant une baisse de la perfusion cérébrale, se terminant par un échappement et une reprise spontanée du rythme cardiaque, est marquée par la perception de visions colorées à type d'éblouissement, de scintillements, et par des acouphènes, à type de sifflement ou de bourdonnements d'oreille.
Malgré la proximité entre la rétine et le cerveau, quelques fractions de secondes s'écoulent entre la perception de l'image, sa construction, son transfert et son intégration corticale. Le temps peut se mesurer grâce aux potentiels évoqués visuels, mais aussi auditifs ou somesthésiques. Les capacités d'analyse de l'image sont limitées, entraînant un effet de rémanence qui rend compte de l'impression de continuité de l'image cinématographique alors que les images se succèdent à environ 25 par seconde. Sans doute avons-nous une vision séquentielle de ce qui nous entoure. Le cinéma permet d'ailleurs de glisser sur la pellicule des images qui ne seront pas visionnées mais qui seront analysées et intégrées par le cerveau, images subliminaires permettant de délivrer des messages publicitaires, politiques ou religieux, influençant par la suite les comportements. Faisant suite à la perception, la conscience joue un rôle de liant temporel, permettant la persistance de l'image au delà des millisecondes.
Aurions-nous une vision stroboscopique du temps, lui conférant cette sensation de continuité alors que nous intégrons probablement que des séquences à partir desquelles nous réalisons une manière de fondu enchaîné ?
Cette image du monde extérieur n'est pas seulement altérée par la perception que nous avons du temps, mais du fait de notre étroite marge sensorielle. Notre vision est limitée à une gamme très resserrée, de longueurs d'ondes, notre audition à une échelle de sons étroite et notre sensibilité thermique s'exerce dans une fourchette limitée de températures. En deçà et au delà des marges, toute perception devient rapidement douloureuse qu'il s'agisse de lumière, de sons, de chaleur ou de froid. Ainsi en est-il aussi de notre planète, la terre, qui se situe, miraculeusement pourrait-on dire, dans une zone de température très étroite, et les variations climatiques à sa surface, entre le froid polaire et la chaleur tropicale, sont infinitésimales comparées au froid et à la chaleur extrême rencontrés dans l'univers. Cette homéostasie planétaire est indispensable à la survie des espèces et plus d'une ont disparu de la surface de la terre à la faveur d'une ère de glaciation ou de réchauffement.
Ce que nous pensons être le monde, n'est en fait que la perception que nous en avons à travers nos œillères physiologiques. Quelle est la perception du monde que peut avoir un chien qui perçoit les ultra sons ? Quelle serait la véritable couleur des choses si nous captions les ultra violets et les infra rouges, ce que permettent désormais certains appareils de vision nocturne ? Ceci est vraisemblablement une version moderne du mythe de la caverne de Platon qui imaginait déjà que notre vision du monde ne soit que celle d'ombres de la réalité, mais de quelle réalité ? Maniant le paradoxe, Damasio écrit : " L'apparence est la réalité. "
Ces phénomènes, que les neurosciences nous permettent désormais d'approcher, prennent du temps, même si, en dépit de leur extrême complexité, ils sont extraordinairement rapides. Notre système nerveux synthétise en permanence des protéines de haut poids moléculaire, comportant plusieurs centaines d'acides aminés, à partir de nos gênes et grâce à des acides ribonucléiques messagers adaptés. Ces protéines complexes sitôt synthétisées, subiront des clivages enzymatiques produisant des neuro hormones, des endorphines, des enképhalines, qui a leur tour seront dégradées par des enzymes spécifiques. Le cerveau fabrique en permanence une morphine endogène contribuant à la régulation de la perception des agressions extérieures, sans lesquelles la vie serait impossible, l'homme étant comme un écorché vif, submergé de sensations douloureuses. La prescience du poète avait fait que Baudelaire, plus d'un siècle avant la découverte des endorphines écrivait : 'tout homme possède en lui une capacité à sécréter sa propre morphine, sans cesse renouvelée ".
L'usinerie biochimique du système nerveux faisant intervenir neuro transmetteurs, neuromodulateurs, récepteurs dont la recherche découvre chaque jour de nouveaux types, n'est qu'un aspect des phénomènes conduisant à modifier les perméabilités cellulaires à travers les canaux ioniques, et partant la polarité cellulaire, à l'origine d'influx électriques, se déplaçant selon une circuiterie complexe que l'on peut enregistrer par micro électrodes et visualiser par la tomographie à émission de positons (pet-scan). En revanche, ces mécanismes hautement sophistiqués sont très proches mais engendrent des fonctions apparemment différentes. Ainsi en est-il de la mémoire et de la douleur, dont les mécanismes sont très proches, utilisant aussi bien les molécules complexes auxquelles il a été fait référence ou, à l'inverse, de très petites comme le monoxyde d'azote (NO) jouant un rôle protéiforme.
On peut se demander s'il était bien nécessaire de faire ce bref aperçu de la biochimie du système nerveux (sur lequel on reviendra plus en détails) pour analyser un phénomène extérieur à l'être qui est le temps. Certes le temps continuera à passer qu'il y ait un être ou pas pour le voir passer (l'eau coule sous les ponts, mais l'eau coule qu'il y ait ou non un pont pour la voir passer), mais du point de vue de l'être c'est la perception du temps qu'il importe de décortiquer. De cela une première conclusion s'impose qui est : la perception du présent ne peut s'analyser qu'en intégrant le passé au futur.
De plus, la couleur du temps implique qu'on le veuille ou non l'intervention de la mémoire. On ne vit le présent qu'en fonction de ce que l'on a déjà vécu, expériences qui ont façonné l'être dans sa psychologie, son affectivité, son environnement familial, professionnel, social. Le présent ne serait-il qu'un nouvel avatar du passé ? Certainement pas car l'histoire n'est pas inscrite dans nos gênes et il y a une part pour " le hasard et la nécessité ".
L'être, pour l'homme, ne se vit qu'au présent. Celui ci concentre cependant dans l'instant le passé, avec la mémoire, le présent, avec la conscience et le futur, avec l'imaginaire. L'intrication est totale, fusionnelle. " Carpe diem " ne peut se limiter au présent car l'instant est aussi bien marqué par l'environnement du moment que par la marque du passé et la projection du futur. L'individu, façonné par son passé, marqué par les évènements qu'il a vécu, ne peut s'en abstraire. L'équilibre d'une personnalité tient aussi bien au moment qu'il vit, à l'agression qu'il subit, au bien-être dont il jouit, qu'aux épisodes de sa vie antérieure et de sa capacité à s'imaginer un avenir. A l'inverse, les troubles psychologiques sont souvent le résultat d'évènements qui ont marqué la personnalité, souvent même de façon inconsciente, dans un passé parfois lointain et refoulé. |
| A l'opposé d'une conception du présent virtuel, télescopé entre le passé et le futur, une conception du temps serait qu'il soit constitué d'une succession d'instants, à l'instar d'un chapelet justifiant l'expression " égrener le temps ". Une suite d'instants sans durée, ne saurait constituer une durée, de même qu'une succession de points -également virtuels- ne peut constituer une ligne. Cette succession de présents pourrait se faire soit sur un mode discontinu, rythmé comme par le tic-tac d'une pendule ou s'écouler de façon continue, comme un fleuve de sa source à son embouchure, donnant ce sentiment du déroulement régulier, inexorable du temps. La mesure du temps affiche le même dilemme de la clepsydre et de l'horloge.
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