L'appropriation du Temps.


Un certain nombre d'expressions populaires traduisent l'appropriation du temps : " j'ai tout  mon temps ", " il a fait son temps ", " je prends mon temps ", " je perds mon temps ". Chacune de ces locutions, et bien d'autres encore comportent un pronom possessif. Peut-on assimiler le temps à un bien dont on dispose : l'emploi du temps ? Toutes les réserves faites antérieurement sur la réalité du temps pourraient conduire à penser que la possession du temps est une chimère et que le temps s'échappe comme le sable de la main qui veut se refermer sur lui. La fuite du temps est inéluctable, et vouloir arrêter le temps un rêve absurde. J'aimerais tant que le temps s'arrête est un vœu jamais satisfait.  Dans la vie moderne, le temps est devenu le bien le plus précieux, et l'homme d'affaire, pressé, stressé, échangerait volontiers une part de sa rémunération pour disposer de plus de temps. Eternel mythe de Faust. Bien souvent, il n'en a pas le choix, car le temps c'est de l'argent. Le temps que l'on peut consacrer à soi reçoit le beau qualificatif de temps libre. Par symétrie, le temps consacré au travail  apparaît comme un temps aliéné. L'un et l'autre adjectifs sont impropres. 
Détail du cadran de l'horloge de Prague.
Snoopy
Le travail devrait idéalement être pour chaque individu une manière de se réaliser dans une sorte de création de soi. Constituant la majeure partie du temps éveillé, il est un élément essentiel de la valorisation de l'individu, non pas à travers sa productivité, mais de l'accomplissement qu'il permet. A l'inverse, le risque de gâcher le temps libre est un risque majeur. Les loisirs sont rarement à la hauteur de leur mission, qui n'est pas seulement celle de la distraction - au sens pas forcément pascalien du terme - mais là encore de valorisation de l'individu.

Perdre son temps, c'est aussi bien accomplir un travail ennuyeux et improductif, que de mal utiliser ses loisirs. Le loisir, qui n'est pas synonyme de ne rien faire, peut constituer une rupture utile dans un rythme de vie trépidante. Préserver du temps pour la réflexion, pour la méditation n'est pas du temps perdu. " De la réflexion naît l'action " ce n'est pas un grand philosophe qui l'a dit, mais Snoopy, sauf à considérer que Snoopy est un grand philosophe, ce qui ne serait pas à priori stupide.
La sagesse du Bouddhisme exprime que ceux qui passent leur temps à gagner de l'argent, perdent leur temps, relayée par la pensée du Christ : ceux qui passent leur temps à chercher à sauver leur âme, perdent leur âme. L'usage du temps expose aux contre sens.

Même si le temps n'est pas un bien de consommation, profiter du temps peut constituer un objectif. " Carpe diem " jouir de l'instant, incitation à ne pas rechercher le plaisir dans le souvenir, n'attendre la félicité que de l'avenir. Après avoir soutenu la virtualité du présent, il peut sembler paradoxal d'accorder crédit à cette maxime. En réalité, nous nous plaçons dans deux domaines totalement différents que sont, d'une part la matérialité du temps et, d'autre part, l'état existentiel d'un individu. Le temps reste extérieur à l'être, et continue avec ou sans, alors que l'existence est le temps que s'est approprié l'individu et qui cessera avec lui. Le temps ne s'inscrit dans la durée que s'il y a un être pour le vivre. La base de l'existence est la conscience. Elle commence chez l'enfant par une prise de conscience progressive de ce qui l'entoure : le bruit, la lumière, la caresse, la présence d'une mère puis des autres. La conscience est indispensable à la notion du temps. Quel vécu le primitif, l'infirme moteur cérébral ou l'aliéné peuvent ils en avoir ?

La perte de la notion du temps est contemporaine de la perte de conscience. Après une perte de connaissance, les premières questions qui viennent sont " où suis-je ? " " Que s'est-il passé ? " " Depuis combien de temps suis je comme cela ? ". Le sommeil nous soustrait un temps au temps.

L'inconscience n'est pas l'inconscient, qui peut servir de cachette pendant de nombreuses années à des perceptions, des sensations, des sentiments refoulés. Freud, et après lui les psychanalystes s'efforcent de faire remonter à la surface des évènements profondément enfouis dans le subconscient et qui conditionnent l'individu parfois davantage que la conscience qu'il a de lui-même. Le temps n'y fait rien et certains évènements remontent à la plus tendre enfance.

L'appropriation du temps conduit à l'interrogation : peut-on avoir prise sur le temps et à son corollaire, le temps peut-il avoir prise sur soi ? La maîtrise du temps nécessite conscience et volonté pour  ne pas se laisser porter comme une branche par le courant. Ce n'est pas une simple gestion du temps, même si celle-ci s'impose comme un élément essentiel de l'entreprise. Planification, tableaux de service, ne constituent qu'une gestion comptable du temps. Plus important est de déterminer ce que l'on va faire de son temps, comme individu libre et responsable. " Prendre du bon temps "  peut-être une manière intelligente d'utiliser son temps dès lors qu'on en profite. A l'approche de la mort, certains qui n'ont pas vu le temps passer, veulent profiter du temps qui leur reste et cherchent à accomplir avec frénésie tout ce qu'ils n'ont pas eu le temps de faire jusque là. En fait, ce n'est pas le temps qui leur a manqué, mais la conscience du temps et la volonté de faire ce qu'ils ont toujours différé. Même vouloir maîtriser le temps s'avère dérisoire, dès lors que l'on ne peut l'arrêter, c'est au niveau de ce que l'on fait de son temps qu'une maîtrise est possible. Si la jeunesse est un bien trop précieux pour la laisser aux enfants, c'est du point de vue de l'adulte, l'absence d'aptitude de l'enfant ou de l'adolescent à profiter d'un temps auquel la santé, la force, le dynamisme, l'environnement affectif, confèrent un charme qui disparaît avec l'âge. La capacité à profiter du temps vient souvent à un âge où il n'a plus les mêmes avantages à offrir. On repensera au mythe de Faust qui est de retrouver la jeunesse à un âge où l'on pense être en mesure d'en jouir.

L'anniversaire, qui est ce moment où l'on verse d'une année de son age dans la suivante, ne se marque par aucun changement perceptible dans le cours du temps qui jamais ne s'arrête. " Ne me demandez pas mon âge, disait Alphonse Allais, il change tout le temps ". Tout au plus est-il l'occasion d'un regard en arrière sur le passé et d'une réflexion sur l'avenir, souvent d'une nostalgie ou d'une perspective maussade. L'appropriation du temps passé, appelons le souvenir, est une manière de faire que son propre passé ne soit pas mort. Il est des souvenirs qui n'appartiennent qu'à soi. D'autres sont le fait d'un corps social, de la famille, d'un couple, ou d'un groupe d'individus, souvenirs d'école ou de régiment. Les souvenirs font partie de l'individu et conditionnent son présent pour l'illuminer ou le pourrir. Il faut parfois aussi mettre de l'ordre dans ses souvenirs.

L'avenir se gère aussi. Maîtriser le temps c'est être aussi capable de se projeter dans le futur non pas pour prévoir ce qui nous échappe, que pour le bâtir selon ses désirs. L'ambition n'est que prétention si elle ne s'accompagne pas des moyens de parvenir à son objectif.

Un manque d'ambition est un handicap majeur. On peut en avoir pour soi. On peut en avoir pour les autres comme des parents pour leur enfant, une épouse pour son mari. Ce relais peut être extrêmement utile et efficace, à condition là encore de ne pas mettre la cible trop haute, par aveuglement sur ses capacités à l'atteindre. L'échec devient alors source de frustration et de rancœurs. A l'inverse, un objectif inférieur aux capacités réelles laisse souvent des regrets toute une vie. Ainsi le " connais-toi, toi-même " est la condition primordiale d'une adaptation de l'individu à la possession du temps qui va déterminer l'existence.

Toute différente est l'emprise du temps sur soi. Lorsque l'on dit " le temps n'a aucune prise sur lui " on signifie le plus souvent que quelqu'un ne vieillit pas et reste très semblable à lui-même. La comparaison qui vient naturellement à l'esprit est empruntée au règne minéral : " c'est un roc ". Or, même les rochers subissent l'érosion du temps. Il existe donc un rapport de force entre le temps et l'individu, le temps s'efforçant de poser sa marque sur l'individu, l'individu s'efforçant de reculer les échéances. Pour l'homme et la femme modernes, il faut paraître jeune. Cette apparence est socialement et professionnellement nécessaire. L'allongement de la durée de la vie s'est accompagné du maintien de l'allure juvénile. Il suffit pour s'en convaincre de feuilleter des albums de famille. A quarante ans une femme paraissait vieille, à soixante ans un homme ressemblait à un vieillard. Ces efforts pour rester jeune, ou plus exactement continuer à paraître jeune, sont parfois pathétiques ou ridicules. " Pour réparer du temps l'irréparable outrage " la cosmétologie, la chirurgie esthétique font des prodiges, mais le vieillissement cellulaire ne peut être qu'au mieux retardé.

La lutte contre le temps a ses limites. Elle ne parvient jamais à s'abstraire du caractère aléatoire que représente l'accident, la maladie conduisant à une mort prématurée. " Vous ne saurez ni le jour ni l'heure " ne s'applique désormais plus qu'au cours normal de l'existence. Aujourd'hui beaucoup d'accouchements sont provoqués et un certain nombre de pays autorisent des pratiques euthanasiques. La revendication de la mort dans la dignité, que les stoïciens envisageaient dans le suicide, se trouverait aujourd'hui légitimée pour la mort assistée. C'est un grand débat à la fois philosophique, sur un plan personnel, et de société, dès lors qu'il est nécessaire de légiférer. Il est sans doute trop simple de se retrancher derrière les possibilités d'une fin apaisée apportée par la pratique des soins palliatifs. Le contrôle de la douleur et l'assistance que procurent cette prise en charge de la phase terminale sont un argument majeur en faveur d'une alternative à la mort assistée. Le recours aux soins palliatifs ne résout par le problème d'une volonté consciente et réfléchie de mettre un terme à son existence. Cela demande du courage et ce n'est pas par lâcheté que l'on peut vouloir éviter à ses proches le fardeau de la dépendance, ou le spectacle de la déchéance physique et morale. L'éthique moderne des soins va de plus en plus vers le respect du libre arbitre, par la notion du consentement avant toute intervention chirurgicale, tout acte thérapeutique, en particulier une transfusion sanguine. L'obligation morale faite au médecin d'apporter ses soins, se limite désormais à la volonté du patient et à l'assistance à personne en danger, lorsque le malade, seul, est incapable de formuler une décision.

La maîtrise du temps se confond donc avec celle de sa propre existence. La longue quête de César Pavese dans " le Métier de vivre " se conclut par le suicide et cette constatation désabusée : " les midinettes le font bien ".

Ce droit à décider peut-il être étendu à autrui ? En matière d'euthanasie, personne ne peut décider à la place de l'individu, même si les tribunaux font preuve d'une grande clémence lorsque de telles décisions sont dictées par la compassion. Dans l'exercice de la médecine le problème se pose de façon récurrente, notamment en réanimation. Appartient-il au médecin de mettre un terme à une existence lorsque tout espoir est devenu vain ? La législation actuelle condamne l'euthanasie active, mais absout l'euthanasie passive, évitant l'acharnement thérapeutique. Les limites sont parfois floues. Ce ne peut être la décision d'un seul individu. L'équipe soignante toute entière doit y être associée, pour ne pas heurter des sensibilités individuelles, de même que la famille, tout en évitant de donner l'impression aux proches que les médecins se défont sur eux d'une décision qu'ils ne veulent pas assumer.

Aux deux extrêmes de la vie, on demande de plus en plus aux médecins d'intervenir sur le droit à l'existence. On ne conçoit pratiquement plus, avec les progrès de l'échographie fœtale, que l'on puisse laisser naître un enfant mal formé. Des procès sont intentés aux gynécologues qui ont méconnu une malformation ou une tare génétique. Réparation est demandée par les parents d'enfants handicapés. Le meilleur des mondes n'est plus très loin.

Le refus de l'aléatoire est poussé de plus en plus loin dont témoigne la phobie du risque, le besoin d'assistance et le désir de parer à toutes les éventualités. Paradoxalement, jamais la conquête de l'impossible, les expériences extrêmes n'ont été aussi populaires. Le même qui s'élève contre le risque potentiel des organismes génétiquement modifiés ou qui s'assure tous risques pour sa voiture n'hésitera pas à faire de la varappe ou du parapente.

Parmi ces conquêtes de l'extrême, une est particulièrement intéressante à analyser dans la perspective qui nous  motive : la vie hors du temps. Il s'agit pour des spéléologues de rester suffisamment longtemps sous terre pour perdre la notion du temps. Ils parviennent à se déconnecter du temps, y compris au niveau de leur horloge biologique, avec la                perte du rythme circadien, mais on peut considérer que cette dissociation du temps et de l'existence s'opère par un artifice qui est en fait l'espace. Le spéléologue vit dans un espace fermé, coupé du monde, à l'obscurité. Il s'agit en fait d'une désorientation temporo spatiale, notion que les médecins connaissent bien et qui illustre aussi le lien indissoluble du temps et de l'espace.

" L'espace comme métaphore est à la base de la réflexion sur le temps " écrivait Stephen Pepper auquel répond en miroir le " Montre cassée " de Tiphaine Samoyault, anti-métaphore du cours du temps (" fluxux temporis "). En miroir. Miroir de Cocteau qu'il faut traverser.

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