Les Bouddhas du Shandong


Découvertes fortuitement, lors de travaux de terrassements à Qingzhou, en 1996, les sculptures bouddhiques mises au jour sont exceptionnelles par leur beauté et leur état de conservation. Vingt six d'entre elles ont fait l'objet d'une exposition temporaire au Musée Cernuschi. Elles ont trouvé dans ce superbe immeuble au bord du Parc Monceau, un écrin à leur beauté. Très intelligemment présentées par des textes simples, dépourvus de pédanterie et d'érudition inutile, leur petit nombre permettait de les exposer de manière dégagée, sur fond de velours rouge sombre et de lumière parfaitement dosée, mettant en valeur les traces de polychromie, la carnation des visages et la délicatesse des traits. Sans doute sommes nous loin de leur état originel dont les ors et les couleurs vives n'auraient pas trouvé grâce auprès de nos goûts d'occidentaux du XXIè siècle. Il en eût été de même de nos cathédrales et de leur statuaire, comme de la plupart des temples de l'antiquité. Qu'importe finalement l'apparence ancienne puisque dans notre quête de la beauté, l'important est de retrouver le signifiant au-delà de l'image. Ce dépouillement dû à la patine du temps démontre d'ailleurs que notre vision daltonienne des chefs d'œuvres antiques s'accommode parfaitement de la disparition des couleurs voulues par les artistes qui les ont créés. La comparaison s'impose avec les statues de nos cathédrales car certains de ces visages, en particulier d'une des triades présentées, évoquent la douceur et le sourire de Vierges du Moyen Age.

Par leur sérénité, les têtes des Bouddhas ont vocation à transmettre le message spirituel que procure la méditation. L'image a comme dans la statuaire médiévale une mission pédagogique mais ce n'est pas cela qui en fait la beauté. La pureté des lignes du visage, l'équilibre des arcades sourcilières prolongées par la perfection du nez, le dessin finement ourlé des lèvres, le parfait maintien du cou, l'ensemble contribue à donner l'image de cette sérénité que l'artiste a voulu exprimer. " Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre. " Le poème de Baudelaire impose la puissance onirique de la pierre.
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Bouddha du Shandong
présenté au Musée Cernuschi

Au-delà, car au-delà de l'image il y a un au-delà, celui du beau et pas seulement de la spiritualité. Cette beauté n'est  pas uniquement liée à la perfection de l'image et de la forme. Elle  transcende l'image, vers ce que l'on peut appeler le sacré mais qui est autre chose que le sentiment religieux, auquel je me sens étranger. Comme l'exprime Pierre Soulages, qui ressentait une impression profonde face à une statue mésopotamienne du Louvre, alors même que la divinité ou le personnage représenté n'était rien pour lui : "  Avec cette expérience, j'ai pensé qu'une œuvre d'art était un objet capable de recevoir ce que quelqu'un qui est touché par elle peut y investir ".

Toute la symbolique de la gestualité du Bouddha est en elle-même admirable, constituant une sorte de langage des signes propre à traduire les sentiments et l'élévation de l'âme. Est-ce en cela que ces positions des mains sont belles ? La symbolique ne crée pas la beauté. Elle l'instrumentalise.

Les statues des Bodhisattvas, ces êtres promis à l'éveil, sont moins tributaires du message spirituel à faire passer et paraissent donc plus proche de l'humain que du divin. Lorsqu'ils sont représentés assis ils n'ont pas la posture hiératique des Bouddhas. Leur sourire révèle des attitudes plus familières. Certains comme Guanyin, assimilée à l'incarnation du Yin, font l'objet d'une vénération populaire, invoquée pour sa compassion et sa protection dans la vie quotidienne. Si certaines statues portent de riches ornements, la plupart sont d'une grande simplicité et certains Bouddhas de l'époque des Qi du Nord sont très simplement vêtus ou sont recouverts d'un simple drapé très stylisé. Toute décoration, tout artifice fait obstacle à la perception de la beauté qui a besoin de dépouillement. L'évolution de l'art des périodes décadentes a toujours été marquée par une surcharge d'ornementation. La pureté de l'apogée de l'art Egyptien conduit à l'époque Ptolémaïque, la simplicité du Roman et du Gothique, conduit au Flamboyant puis au Baroque. La décadence peut avoir son charme mais l'excès de décoration fait obstacle au cheminement de l'esprit détourné du signifiant par l'exubérance des formes et l'accumulation des ors et des couleurs. La beauté classique permet un accès plus aisé au beau dont l'esprit n'est pas détourné par l'abondance d'artifices. La simplicité n'est pas la beauté en soi mais elle facilite le passage de l'esprit vers le signifiant sans s'arrêter à l'image. La méditation qui est la manière d'approcher l'invisible, l'inaudible,  l'indicible, c'est-à-dire le réel, nécessite le dépouillement et le silence. Elle ne peut pas s'exercer dans le bruit et l'accumulation des objets et des richesses. Il faut se retirer du monde pour le comprendre. Le renoncement bouddhique, comme l'ascèse chrétienne, n'est pas une vertu négative mais une porte d'accès vers le spirituel. La contemplation est un arrêt sur image où la perception par les sens n'est pas en soi signifiante mais occupe les sens pour libérer l'esprit. La vision d'un tableau peut jouer le même rôle, l'image n'étant pas là pour accaparer la pensée mais pour l'aider à atteindre le signifiant qu'on appellera suivant les cas la réalité ou la vérité. C'est ce que l'on pourrait appeler la transfiguration. Ce terme possède une connotation religieuse que lui a conféré la Bible. Il fait pendant au surréalisme qui est une autre approche de ce qui se passe au delà du miroir de l'illusion que nous appelons réalité.  L'extrême simplicité d'un dessin de Hans Hartung, la profondeur des pigments noirs de Pierre Soulages sont les chemins de traverse du miroir. Le foisonnement des couleurs de la chapelle de Giotto, des fresques de Voronet, des tableaux primitifs flamands peuvent tout aussi bien y conduire dès lors que l'on ne s'attarde pas et que l'on ne s'embourbe pas dans l'image ou le symbole. 

Le sâdhu en méditation au bord du Gange à Bénarès au lever du soleil, contemple la beauté des reflets d'or et de rose sur le fleuve, pour atteindre la sérénité de la pensée. Eyes wide shut, again. 
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