Les Goyas noirs


" Goya n'a pas de lumière ; il n'a qu'un éclairage. "
                                               
                                                André Malraux.
Saturne. Le destin et l'art de Goya.


A plusieurs reprises je me suis rendu au Prado avec pour principal objectif de revoir les Goya noirs. Il y a une grande partie de l'œuvre de Goya qui me laisse indifférent. Pour accéder aux Goya noirs il faut traverser de nombreuses salles réservées aux grands formats de couleur vive que l'on a du mal à rapporter à l'auteur des Caprices. A l'inverse, la puissance charnelle de la Maja desnuda, l'intensité tragique du Dos de Mayo, le trait sans concession de certains portraits de personnages importants, le regard acerbe jeté sur Les vieilles, la noirceur des Caprices cadrent totalement avec la sombre vigueur des Goya noirs.

Cet ensemble de tableaux sombres, désespérés, n'ont pas la beauté facile de peintures claires et lumineuses de madones souriantes, de paysages idylliques, mais ils parlent directement et très fort à l'âme.

Dans sa préface de 1945 au catalogue de l'exposition des Otages de Fautrier, Malraux écrit : " L'art moderne est sans doute né le jour où l'idée d'art et celle de beauté se sont trouvées disjointes. Par Goya, peut-être…. ". Le coin enfoncé entre la ressemblance de l'objet et sa représentation par les impressionnistes va conduire à l'abstraction en peinture, au dé constructivisme et au minimalisme en architecture.
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Francisco de Goya.
Le chien.
Musée du Prado, 1820

L'un des tableaux de Goya que je préfère n'est pas l'un des plus reconnus. Il ne représente aucun grand d'Espagne, il n'est sans doute pas le plus emblématique du peintre. Il pourrait passer pour un tableau abstrait, n'était ce la petite tête d'un chien émergeant de la partie sombre du bas de la toile  Perro semihundido en la arena. Les larges aplats ocres et jaunes sur lesquels se joue la lumière laissent toute la place à l'imagination, peut être même à ne pas imaginer du tout, mais permettent à la pensée d'errer libre de toute entrave. Méditation face au ciel, à la mer. Grands espaces de liberté de l'esprit. Beauté mouvante, émouvante mais incommunicable autrement que par la peinture, la musique ou la poésie. Ame jetée par le ressac sur de longues plages désertes. 

L'art aborde les rivages lointains interdits à l'intelligence. La beauté de tous les matins du monde, lever de soleil sur le Gange, premières lueurs de l'aube sur la campagne endormie, dans les rues désertes de la ville. Caresse teintée de rose des premières lueurs du jour sur le Taj Mahal. Il peut sembler paradoxal d'évoquer de telles visions oniriques à propos d'un tableau parmi les plus sombres de Goya. Ce tableau comme ces spectacles de la nature ont en commun de laisser libre cours à l'imagination et à l'émotion. Leur beauté, pour être reconnue comme telle, nécessite une démarche active de tout l'être, de la perception par les sens à l'émotion de l'âme, indissociables l'un de l'autre dans l'acte d'aimer. Même la contemplation ne peut être passive. Ouverture par les sens, recueillement par l'esprit, jouissance de l'âme. Dialogue avec le peintre, communion à la beauté.

J'ai relu Saturne, l'essai sur Goya, d'André Malraux. On y retrouve la fulgurance des phrases et des idées mais aussi le besoin irrépressible de faire des comparaisons. Or ce que Malraux compare est habituellement du domaine de la forme, de l'image, du visible. Il en est ainsi de nombreux amateurs d'art qui ne peuvent s'empêcher de rechercher une ressemblance entre des artistes comme certains voyageurs s'estiment obligés de comparer l'Espagne à l'Italie. Il y a une mode qui consiste à monter des expositions afin d'effectuer des rapprochements entre différents peintre dont un très connu constitue habituellement la tête d'affiche. Cela permet de rassembler un certain nombre d'œuvres autour d'un nombre limité de tableaux de l'artiste qui justifie l'exposition en utilisant la technique bien connue du pâté d'alouettes : une alouette, un cheval. Une exposition récente des œuvres de Turner sacrifie au rite mais au jeu des ressemblances on peut être plus ou moins d'accord. 
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Francisco de Goya
Saturne dévorant un de ses fils,
Musée du Prado.

Ainsi le tableau de Turner " Pilate se lavant les mains " m'évoque davantage Gustave Moreau que " La pièce de 100 florins de Rembrandt ".  Certaines similitudes évoquées par Malraux, comme Magnasco, sautent évidemment aux yeux, d'autres sont plus discutables lorsqu'il compare Mademoiselle O'Murphy de Boucher à la Maja Desnuda. Le seul point commun est qu'il s'agit d'un tableau de nu. On peut gloser sur la technique picturale, sur le caractère érotique ou voluptueux de l'image mais qu'apporte ce type de comparaison. On peut aimer Boucher et Goya sans avoir besoin de les comparer.  
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Francisco de Goya. Le sabbat

La comparaison avec les dessins et les eaux-fortes de Rembrandt semble à première vue plus légitime. L'un comme l'autre possède la puissance du trait et le sens de la lumière. Que Rembrandt ait inventé une nouvelle façon de dessiner, qu'il ait substitué la lumière au contour permet à Malraux de dire qu'il a crée un " domaine de signes expressifs ". Ceci ne serait qu'une nouvelle technique d'expression s'il n'ajoutait : il semblait dessiner " de l'intérieur ". De la comparaison de Goya à Rembrandt il finit par dire l'essentiel : " …lui aussi cherche une expression spécifique ; lui aussi tient moins au visage qu'au geste, moins au geste qu'à la scène, moins à la scène qu'à un complexe signe dramatique….qui crée pour lui l'œuvre d'art. " Il faut pour aimer Goya rejeter les apparences, ignorer le superficiel des images, attendre que le peintre mondain ait rejoint la maison du sourd. L'enfermement en soi même que produit la surdité le conduisent au dépouillement des formes, à la simplicité de l'expression et à découvrir ce qu'il pressentait depuis toujours : " Goya rêve du médium ". " Son guide, c'est l'instinct que tout sacré repose sur la conscience de l'autre monde ". " Le sacré dont l'invisible présence ne serait pas suggérée par des mythes…serait nécessairement inexprimable. Le seul moyen qu'ait l'art d'en tenter l'expression, c'est de rétablir le contact avec tout ce qui ne fait de l'artiste qu'un passage : le sang, le mystère, la mort ". On retrouve ces trois entités qui se recouvrent, se chevauchent dans les Goya noirs. La genèse de ces tableaux, peints comme des fresques sur les murs de sa maison, retranscrites près de cinquante ans plus tard sur des toiles afin d'échapper à la destruction, comporte en soi une part de mystère. L'atmosphère de la maison décorée de telles fresques devait être des plus étranges. L'obscurité de la nuit provoque une sensation effrayante face à l'énigme et à la vision irréelle. Les traits déformés des personnages rappellent Les Caprices auxquels les ocres et les blancs confèrent le relief et accentuent la puissance expressive. Dans Le pèlerinage à l'ermitage de San Isidro et dans Le Sabbat, le format grand angle des tableaux en une scénographie théâtrale, ajoute le réalisme de la vision au mystère de la scène. Le noir s'impose tantôt comme un fond d'où surgissent les visages des pèlerins, tantôt comme le personnage central du Sabbat, en surimpression sur les visages des spectateurs aux teintes ocres et terreuses. Il peut sembler paradoxal d'évoquer la beauté devant ces visages torturés, ces corps déformés, mais l'atmosphère extraordinaire, due aux effets de lumière, est envoûtante, évoquant des transes vaudou dans la nuit haïtienne. La mort rôde dans le noir. Ce n'est pas la beauté qui fait l'art, mais l'expression puissante de la solitude, de la vieillesse, de la maladie et de la mort. Aspect terrible du sublime. Dies irae du Requiem de Mozart.


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Francisco de Goya
Le pélerinage de l'Ermitage de San Isidro.

L'homme sourd, blessé par l'existence et sentant la mort approcher lutte contre ce noir envahissant qui finira par triompher en lui fermant les paupières, le renvoyant au néant. Face à l'obscurité qui l'enveloppe, la lumière dans Hommes lisant se fait crue, troue le centre de la toile et illumine les visages comme un ultime défi aux ténèbres de la mort. Ce serait sans doute une erreur que réduire Goya à l'horreur et au drame. Comme l'Espagne, il est fait d'ombre et de lumière. Sol y sombra.

L'art de Goya transfigure.
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Francisco de Goya.
Hommes lisant. Musée du Prado 1819-1823.
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