Nu

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Idole cycladique.

Qu'ils soient féminins ou masculins, qu'ils soient peints, dessinés ou sculptés, les nus ont à chaque époque inspiré les artistes. Le nu, représenté depuis la préhistoire, est aussi ancien que l'art dont il est un des " sujets " ou " objets " essentiels. Des figurines anthropomorphes de la préhistoire, aux images rupestres de l'Age de pierre et aux idoles cycladiques d'une extrême modernité, évoquant Brancusi, on retrouve la représentation du nu. En Occident, il a servi de tous temps à l'enseignement des beaux-arts dans les Ecoles et les Académies. La beauté des corps, l'harmonie des lignes expliquent pour une part cet engouement, dont l'érotisme n'est certainement pas absent. Selon les époques, la pruderie a conduit à masquer les sexes, en particulier d'une feuille de vigne ou de figuier que les générations suivantes s'emploieront à faire disparaître. Notre époque n'échappe pas à la pudibonderie, la télévision remplaçant la feuille de vigne par un floutage imposé par la loi, la vision des sexes servant de frontière entre l'érotisme et la pornographie. 

La Maja desnuda  de Goya est considérée comme le premier tableau exposant le pubis d'une femme, ce qui valut à Goya un procès de l'Inquisition en 1814 et au tableau d'être relégué, d'abord dans le cabinet secret de Manuel Godoy, puis pendant de nombreuses années dans une salle réservée, d'accès restreint, à l'Académie Royale des Beaux Arts de San Fernando, avant d'être exposé à partir de 1910 au Musée du Prado. En 1866, la Création du monde de Gustave Courbet, fera scandale et le tableau à la réputation sulfureuse, considéré comme obscène, disparaitra pendant de nombreuses années. On le croira détruit mais il réapparaitra à la mort de Jacques Lacan dont les héritiers feront une dation au Musée d'Orsay, en paiement des droits de succession.
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Maja desnuda. Goya.
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La naissance de Vénus. Botticelli.

La nudité n'a pas toujours eu la réputation d'obscénité que certaines sociétés et certaines époques lui ont faite. Dans les sociétés primitives, comme dans la Genèse, elle est la marque de l'innocence. Dans la Grèce antique, elle est la manifestation de la reconnaissance de la beauté des corps, attribut des Dieux et des Déesses. La plus belle des jeunes filles est laide par rapport à une déesse. Au Moyen-âge, la Bible avec Adam et Eve, la mythologie grecque fourniront l'alibi nécessaire à la représentation de la nudité des corps. A la Renaissance, des attitudes pudiques ou la transparence des voiles, comme dans la Naissance de Vénus ou les Trois Grâces de Botticelli, sauveront les apparences. Giorgione, dans la Vénus endormie, le Titien dans la Vénus d'Urbino ou le Tintoret dans Mars et Vénus surpris par Vulcain n'auront pas cette retenue d'exposer la nudité sans voile. 

L'art en Europe, du fait sans doute de l'héritage hellénique, mais aussi parce qu'il a été érigé en véritable objet philosophique, a toujours fait une large place au nu, alors qu'il est totalement absent de l'art en Chine. Faut il y voir une explication philosophique ou simplement anthropologique ? La pensée grecque, et partant son héritière européenne, voue un culte à la forme définitive, dont la statuaire du nu est la forme la plus aboutie, alors que la pensée chinoise figure l'inachevé, le subtil, l'indistinct. La représentation occidentale du nu exige l'immobilité de la pose, alors qu'en Chine il faut se garder de faire poser car on perd le naturel. Faire poser c'est réifier, c'est faire du corps un objet que l'on appréhende par les seules lois de la perception. 
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La Venus d'Urbino. Le Titien.
La peinture chinoise, dit François Jullien, " nous fait remonter à la racine du visible pour rencontrer l'invisible, au lieu de concevoir celui-ci sur un autre plan et d'une autre nature… c'est en quittant la forme qu'on atteint la ressemblance, la seule de l'ordre de la résonnance intérieure ". Toute son attention se focalise sur ces zones indifférenciées de la transition entre le sensible et l'intelligible. La représentation érotique est présente dans les estampes chinoises et japonaises, mais le nu n'y apparaît pas comme emblématique de la beauté. Dans l'Occident chrétien, la beauté a été la sublimation du nu afin de tenter de le désincarner, de lui enlever toute connotation sexuelle : " l'Eglise a pu rhabiller le sexe, mais elle a gardé le nu ". Le retour du charnel dans la peinture de nu apparait dès lors comme une offense à la religion et aux bonnes mœurs. Quand Herder, dans la Philosophie de l'art écrit que : " c'est la signification symbolique de la forme humaine que l'artiste met en valeur à travers le nu ", ma haine du symbole resurgit aussitôt. Ce n'est pas la conception de Schelling qui m'en fera démordre quand au symbolisme il ajoute le déterminisme en disant que si le corps humain n'est pas recouvert de poils ou de plumes, c'est pour être l' " expression immédiate de l'âme et de la raison ". Intellectualiser le nu c'est aussi vouloir le rapporter à deux logiques qui se complètent : celle du dévoilement, l'image est révélatrice (" la vérité toute nue "), et celle de la modélisation, en vue d'atteindre l'image idéale. Le nu a concentré sur lui, et concrétisé, la quête abstraite de la beauté, servant de terrain d'expérimentation privilégié au concept de beau, Kant faisant de la forme humaine l'idéal de beauté. Pour illustrer le concept de beauté, Platon dans l'Hippias majeur, donne pour exemple une belle vierge, alors que venant de lui on se serait plutôt attendu à un bel éphèbe, pour mettre sur le même plan conceptuel une belle marmite. 



C'est un peu désobligeant pour la beauté du corps d'une jeune fille à laquelle il faut, de plus, appliquer les lois de la relativité pour définir un idéal de beauté : pour certains l'idéal de beauté est une plastique de Tanagra ou de mannequin, pour d'autres ce sera une femme plantureuse avec de gros seins, une croupe rebondie et de superbes bourrelets, comme un Botero, qui rappelle étrangement la Vénus de Willendorf, réalisée 23 000 ans avant J.C. Cette constatation relative à l'anatomie féminine confirme, s'il en était besoin, que l'on peut conceptualiser le beau mais que ses critères demeurent purement personnels et basés sur ce qui plait.
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Vénus de Willendorf.
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Déjeuner sur l'herbe.
Edouard Manet.
Mais qu'est ce qui fait la beauté d'un nu? François Jullien pose la question de la manière suivante : " Pourquoi le nu…a-t-il dû s'interposer entre la chair et la nudité, le désir et la honte, pour instaurer le plan du Beau ? ". La simple harmonie des formes et des proportions, le beau canonique, ne suffit qu'à rassurer les hypocrites. On constate que ce seul critère n'arrête pas le déchainement des haines qui ont accompagné la présentation de la Maja desnuda ou l'exposition du Déjeuner sur l'herbe de Manet. Trop de refoulements induits par la religion et la morale bourgeoise trouvent ainsi à s'exprimer. En symétrie de miroir, le plaisir de regarder un nu n'est pas exempt d'arrières pensées charnelles inexprimées, même sublimées par l'art. Je n'imagine pas un artiste peignant un nu de la même manière qu'un paysage ou une nature morte, sans ressentir le moindre émoi et qui dirait : " je ne me sens pas plus tenté par le désir de sa chair que je n'éprouve de compassion pour la violation faite à sa pudeur ".
Si tant d'artistes ont peint ou sculpté des nus c'est probablement en raison de la charge émotionnelle, passionnelle ou charnelle de l'objet de leur création. La photographie va d'ailleurs sans doute plus loin que la peinture dans l'expression artistique du corps, capable de se focaliser sur un relief, une courbe, un grain de peau. Le cinéma y ajoute le mouvement accentuant encore davantage la mimésis amoureuse, ramenant le nu à la nudité dans le contexte d'une action, d'une histoire. François Jullien oppose en effet le nu, qui exige l'immobilité de la pose, de la fixation sur la toile ou dans le marbre, à la nudité qui s'accommode du mouvement. Le nu apparaît hors du temps : "le corps est arrêté…c'est une sorte d'arrêt, au moment où la forme la plus parfaite prends une dimension définitive ".

Le nu est l'expression artistique qui parvient le mieux à la fusion du sensible et de l'intelligible, pour aller, au-delà des sens, au-delà de la pensée vers l'incompréhensible, l'inexprimable. L'essence du corps nu n'est pas d'être qu'un objet de contemplation ou de désir, mais étant l'enveloppe charnelle d'une femme, d'un homme, de révéler, comme le visage dans un portrait, plus que l'image, la parousie d'un être. Hegel oppose le beau, représenté par le nu, au spirituel, caractérisé par le vêtu, indispensable selon lui à la mise en valeur du geste, du visage, du regard : " toutes les parties du corps autres que la tête, ne jouent aucun rôle important dans l'expression du spirituel sous l'aspect d'une figure nue ". Ce que je perçois comme un contre sens supplémentaire est dans la droite ligne du refus par Hegel du beau dans la nature.
               
Plus encore que le modèle, c'est le peintre lui-même qui se révèle dans l'expression d'un nu dès qu'il ne s'agit plus d'un exercice académique. Le nu est à la fois la forme externe, plastique, visible, la forme interne, idéalisée, la forme perçue comme source de beauté. Il est l'archétype tendu par notre dualisme métaphysique qu'il dissous. La dualité entre l'âme et le corps disparait dès lors que la peinture est plus qu'une image, une traversée du miroir. Ceci n'implique nullement une désincarnation du nu, une négation de la chair, du désir, de l'érotisme, une intellectualisation en plaisir esthétique. La représentation du nu, beauté de la nature, ne devient œuvre d'art que s'il acquiert une puissance émotionnelle intrinsèque permettant de communiquer y compris l'incommunicable, d'incarner cette pulsion vers l'idéal. Cette révélation de l'idéal à travers la forme incitera les Grecs à représenter les Dieux à travers la beauté du nu. On n'est pas ici dans le domaine du symbole mais d'une incarnation du divin dans ce qu'il y a de plus intime à l'humain. En revanche, dans la peinture et la sculpture chrétienne, Dieu est toujours représenté vêtu, quand l'homme est nu, comme dans la représentation de Dieu et d'Adam de Michel Ange au plafond de la Chapelle Sixtine. Dans ce relationnel, le vêtement marque une barrière, même si la main de Dieu se tends vers l'Homme. C'est peut être là l'explication de la distinction que fait Hegel entre le beau, le nu, forme la plus libre et la plus belle, et le spirituel, le vêtu, concentration de l'esprit par la mise en valeur du geste, du visage, du regard.
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La Création de l'homme. Plafond de la Chapelle Sixtine. Michel-Ange.

La représentation du nu suit l'évolution de la peinture. Depuis l'antiquité jusqu'à la Renaissance, il sera basé sur la ressemblance anatomique et suivra des règles strictes de composition, de proportions, à la recherche du nombre d'or ou de modèles mathématiques comme dans la représentation de l'Homme de Vitruve par Léonard de Vinci. Ce qui fonde la beauté du nu est la juste proportion des éléments, leur symétrie, leur harmonie. Saint Augustin définit la beauté du corps comme " une harmonie de ses parties accompagnée d'une certaine suavité de la carnation ". On se serait attendu de la part d'un évêque, qu'elle fut le miroir de l'âme à travers la beauté des traits du visage, d'un regard, d'un sourire. 
Au XVIIIe siècle, la licence des mœurs, le libertinage, conduisent à l'érotisation du nu dont François Boucher sera le maître avec des tableaux comme l'Odalisque, dont le modèle est sa propre femme, ou Mademoiselle O' Murphy, la maîtresse de Louis XV. Le nu va suivre l'évolution de la peinture avec l'abandon des conventions, la recherche du signifiant à travers la liberté des formes, des couleurs, de la lumière et des contrastes. Plus que le Romantisme, qui s'émancipe davantage par la diversité des thèmes que par la libération de la forme, c'est l'impressionnisme, qui en s'attachant à peindre des femmes ordinaires, qui ne soient plus des déesses ou des odalisques, va recréer le corps en le parant de couleurs et de lumières, irisant la sensualité de la chair. Bonnard, Renoir, Gauguin font entrer dans l'intimité des corps. 
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Mademoiselle O'Murphy.
François Boucher, 1752.
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Nu descendant un escalier. Marcel Duchamp, 1912.



Modigliani apportera de plus une spiritualité à fleur de peau par l'idéalisation de l'apparence. L'art contemporain dont nous prendrons pour exemple le Nu bleu de Matisse ou les Demoiselles d'Avignon de Picasso, par déconstruction, reconstruction, retourne d'une certaine manière à une conception épurée du beau, dépourvue d'érotisme au premier degré. La sensualité, présente à travers les lumières et les couleurs dans la peinture impressionniste, ne se retrouve plus dans la construction abstraite que dans la beauté des courbes et du mouvement. Il ya un abîme entre la froideur des formes et des couleurs du Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp et le contexte érotique, évoqué ou réel, entourant la genèse de ce tableau. A force de l'intellectualiser, l'art moderne a abandonné le nu à la photographie. C'est la chair qui fait l'essence du nu, et c'est le nu qui fait l'essence de l'être.
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