Intemporalité.

Rouages de l'horloge astronomique de Strasbourg.
" IL ETAIT UN HOMME CONDAMNE A GUETTER
L'HEURE A UNE HORLOGE SANS AIGUILLES "

J.T. MALONE
               

Sortir du temps. Est-ce possible ? Vivre en marge du temps ou vivre avec son temps ? Vivre avec son temps, c'est adopter les us et coutumes d'une époque, c'est s'intégrer à son environnement. Cette adaptation sociale de l'individu habituellement lui facilite la vie. Le marginal rencontre l'incompréhension, l'hostilité, au mieux une sympathie condescendante. Le refus des conventions porte souvent sur des aspects superficiels ou très secondaires concernant plus le mode de vie que la vie elle-même. Celui qui refuse l'électricité et s'éclaire à la bougie, passe pour un doux rêveur dans la mesure où il ne gêne personne. Nous avons la capacité de nous retrancher de la représentation que nous avons du temps et de l'espace, basée sur les perceptions sensorielles. Nous pouvons nous abstraire de l'environnement, du présent, et à l'inverse rentrer en nous-même pour nous concentrer sur nos pensées, nous recueillir sur nos souvenirs ou rêver au futur. Nous pouvons nous affranchir de l'ordre du temps et voyager par la pensée. 
Sans avoir le don d'ubiquité, nous pouvons substituer au temps et à l'espace où nous vivons, le temps et le lieu rêvé. Une perception plus  vive - interjection, bruit - pourra nous arracher à notre rêve, notre méditation et nous faire " redescendre sur terre " en reprenant conscience de ce qui nous entoure. Les sens imposent la notion du temps et de l'environnement. La pensée permet de voyager hors du temps, dans les lieux  le plus éloignés. Mon corps, mes sens, m'imposent un environnement spatio-temporel. Ma pensée n'a pas de limites, même lorsqu'elle se réfère aux mêmes concepts de temps et d'espace. Rien n'est inconcevable, tout peut s'imaginer, mais en dehors du lien ténu entre les sens et les concepts avec la réalité, le risque est grand de se perdre dans l'irrationnel, l'illusion ou le délire.

Une autre façon de s'abstraire du présent est de vivre avec ses souvenirs. Une forme d'enfermement dans le passé. Il s'agit alors moins d'un refus de l'environnement, bien que souvent l'individu vit cloîtré, replié sur lui-même, qu'une cristallisation autour de l'image de la personne disparue. Cette image est souvent idéalisée et, à mesure que le temps passe, désincarnée et sacralisée.

Quand on dit qu'une peuplade primitive vit hors du temps, ce n'est pas que les individus qui la composent n'ont aucune référence au temps. Celle-ci est, comme pour nos ancêtres, basée sur le rythme des évènements naturels : lunaisons, jours marées… En revanche, ils n'ont aucune idée de la civilisation, de l'Histoire auxquelles nous assimilons le cours du temps. Partir sur une île déserte, s'enfermer dans un couvent peut constituer la recherche d'un recul, d'une fuite par rapport aux évènements dont la succession constitue le temps. Y a t'il des phénomènes qui échappent au temps ? Y a t-il des constantes de l'Homme qui perdurent à travers les siècles ? Ceci est une évidence, notamment en ce qui concerne les sentiments. L'amour, la passion, la haine... n'ont pas d'époque, n'ont pas de patrie. Leur expression peut différer en fonction des âges, des civilisations mais les sentiments sont des constantes humaines. Ce qui nous rend très proche et compréhensible du théâtre de Shakespeare ou de Racine, c'est l'expression des sentiments que nous pouvons éprouver et ce n'est pas un obstacle si l'auteur va chercher ses personnages dans la mythologie ou l'histoire de l'Antiquité. Les ingrédients sont les mêmes, seule l'expression diffère et sans doute l'acuité de l'analyse. Certes, Racine va très loin dans l'analyse des sentiments, de leurs mutations, mais la littérature universelle - entendons par-là de tous les âges, de tous les pays, de toutes les civilisations - constitue une somme de la psychologie humaine. La psychologie évolue à travers les siècles, mais plus au niveau de la forme que du fond.

En est-il de même des valeurs morales ? Peut-on dire qu'elles transcendent les siècles ? Les vertus romaines ont-elles encore cours aujourd'hui ? Les valeurs judéo chrétiennes sont-elles en voie de disparition ? La réflexion relative au temps, s'applique également à l'espace, principalement en fonction des zones d'influence des religions. Le respect de la vie représente il la même chose pour un Bouddhiste indien, un Musulman pakistanais ou un chrétien d'Europe, aujourd'hui ou il y a cinq siècles ?

Les différences sont beaucoup plus marquées que pour les sentiments qui sont affaire individuelle, que pour les valeurs qui sont à travers les religions, les civilisations, marquées par la société (et/ou faites pour la société ?).

Les sentiments sont des diamants bruts, les valeurs sont des pierres travaillées. Ce travail des valeurs se fait par rapport à une référence, divine dans le cadre des religions, humaine exclusivement, dans l'humanisme athée.

La référence divine se fait par rapport à l'image de Dieu - nous devons être bons parce que Dieu est bon - ou à l'enseignement de la religion. La reconnaissance de ces valeurs pré suppose la croyance. L'apparition des religions étant un fait historique, ou bien ces valeurs n'ont pas de caractère d'intemporalité, sauf à considérer qu'elles sont la transcription de valeurs divines et donc éternelles, soit elles sont inhérentes à l'homme, base de l'humanisme, avec ou sans Dieu. La référence au temps de la morale est donc essentielle lui conférant un caractère de relativité ou d'absolu. Cette relation de la morale au temps - et à l'espace - est certes fondamentale mais ne répond pas la question de sa finalité - mais doit-elle en avoir une ? Ainsi dans le précepte : " tu ne tueras point " on peut voir une obligation de respect de la vie humaine, par amour de l'homme pour l'homme ou pour la simple préservation de l'espèce. Nous avons vu combien ce précepte peut évoluer à l'époque moderne qu'il s'agisse de la régulation des naissances, de l'élimination " in utero " des tarés et mal formés - l'eugénisme qu'on le veuille ou non - ou de l'euthanasie légalisée dans certains pays. Cette légalisation s'accompagne d'un changement de référence indispensable, de la religion vers l'humanisme. On conçoit que la religion ne puisse avaliser l'avortement, contraire aux principes sur lesquels elle est bâtie. L'humanisme athée trouve suffisamment de justifications dans sa conception de la valeur de l'être pour accepter, voire promouvoir, le contrôle de la vie à ses deux extrémités.

Psychologie, morale se déclinent au fil des âges, sur une partition dont les notes n'ont pas changé. Qu'en est-il donc de la pensée philosophique, de façon plus générale ? Les philosophes de l'Antiquité sont-ils encore d'actualité ?

L'enseignement de Platon, des stoïciens et des épicuriens, a de moins en moins de place dans les manuels de l'enseignement secondaire, mais on n'a jamais autant vendu de Manuel d'Epictète, en collection livre de poche, et les préceptes Socratiques n'ont pas pris une ride. La philosophie de l'Antiquité est-elle, au même titre que les monuments, un vestige que l'on peut encore visiter et qui peut encore émouvoir ? N'est-elle pas plutôt une constante du génie humain, témoin de la capacité de penser de l'espèce, une base fondamentale de l'humanisme ?

Le " connais-toi toi-même " qui est à l'origine de cette méditation est à la base de la connaissance du premier cercle, de l'exploration de la première frontière qui est celle de l'être, de l'individu, de la personne. Au-delà de cette première frontière se situent les contacts avec les choses, l'avoir, avec les autres, la société, et plus généralement avec l'environnement, l'univers. La philosophie comme mode d'emploi, comme manuel de conduite ? Le mode d'emploi n'a pas été livré avec l'appareil. La philosophie est l'apprentissage de ses propres sentiments, de ses propres réactions et de son positionnement vis à vis des autres et de l'univers. Elle permet la liberté à travers des règles consenties par l'individu. Ces règles peuvent être acceptées venant de l'extérieur : la loi, l'autorité politique, les religions. Leur refus place l'individu en contradiction avec l'ordre établi avec pour conséquence l'oppression et les sanctions.

L'ordre établi ne se conçoit pas hors du temps car il est l'expression du temps, d'une époque, d'un aléa de l'Histoire. L'individu, malgré sa finitude, a accès à l'intemporalité pendant le temps plus ou moins long de son existence. Sa pensée lui permet de franchir les espaces du temps, retournant vers le passé, se projetant dans l'avenir et d'aborder aux rives immatérielles, virtuelles, abstraites du concept et de l'idée. Cette aptitude, qui fait de tout homme un être unique, qui disparaît avec la mort, lui confère ce caractère si délicat, fragile et irremplaçable, c'est sa grandeur. " L'insoutenable légèreté de l'être " : "Dans son combat avec le temps, l'homme peut vaincre par sa pensée, même si son corps ne peut qu'être vaincu. La survie de la pensée du philosophe, du chef d'œuvre de l'architecte ou de l'artiste est sans doute aléatoire et limitée dans le temps. On n'ose parler à leur sujet d'éternité mais leur victoire sur le temps, même un temps, les fait accéder à l'intemporalité. Cette sphère où souffle l'esprit de l'Homme n'existera que " tant qu'il y aura des hommes ". La survie des idées est liée à la survie de l'espèce, mais bien que rien ne permette de l'affirmer, la survie de l'espèce est sans doute liée à l'existence de ce patrimoine de l'humanité que sont les pensées des philosophes et les chefs d'œuvre des artistes.

Et Dieu dans tout cela ? Son intemporalité exclue la mort qui n'épargne aucun homme. Il faut des catastrophes pour que  certains soient amenés à s'interroger si Dieu est mort. Dieu fit l'Homme à son image lui donnant accès, seul dans la création, à l'intemporalité, pour la lui retirer aussitôt la faute originelle. Faut-il penser comme Sartre que " le malheur de l'Homme est d'être temporel " ?

Plus que toutes celles qui ont précédé, cette question restera pour l'instant sans réponse. A chacun sa vérité.

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